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Virgile, Énéide II v. 730-804 | La disparition de Créuse
lundi 26 août 2013, par
[730] J’approchais des portes, et déjà je me voyais parvenu au bout
du chemin, quand je crus soudain entendre
un bruit de pas précipités, tandis que mon père scrutant l’ombre :
« Mon fils, crie-t-il, mon fils, sauve-toi ! ils approchent !
je distingue l’éclat des boucliers et le scintillement du bronze. »
[735] Là, dans mon anxiété, je ne sais quelle puissance maligne
me troubla, m’ôtant toute présence d’esprit. Car je dévie ma route
et je poursuis hors des sentiers connus, mais pendant ce temps,
hélas, mon épouse Créuse s’est-elle arrêtée ravie par un destin funeste ?
s’est-elle trompée de route ? est-elle tombée de fatigue ?
[740] nul ne sait, mais par la suite elle ne fut plus rendue à nos yeux,
et je ne me retournai pas pour voir qu’on l’avait perdue, je n’y pensai pas,
avant d’être arrivé au tertre et à la demeure consacrée de l’antique Cérès.
Ce n’est qu’alors, quand tout le monde fut rassemblé, une seule
manquait, ayant échappé à l’attention de sa suite, de son fils, de son époux.
[745] Qui n’accusai-je pas, perdant l’esprit, hommes et dieux !
Ai-je vécu, dans la ville dévastée, un moment plus cruel ?
Je confie Ascagne, mon père Anchise et les Pénates de Troie
à mes compagnons et leur dit de se cacher dans le creux d’un vallon.
Moi, je veux retourner dans la ville, et je ceins mes armes brillantes.
[750] Je suis décidé à reprendre tous les risques, à retraverser
Troie tout entière et exposer ma vie aux mêmes dangers.
Je commence par rejoindre les remparts et le seuil caché dans l’ombre
de la porte par laquelle j’étais sorti, et je remonte nos traces,
attentif à les suivre dans la nuit, les fouillant du regard.
[755] Partout l’horreur, partout le silence même qui l’accompagne est épouvantable.
Puis je reviens à notre maison, peut-être avait-elle, peut-être y était-elle
retournée. Mais les Danaens l’avaient envahie et l’occupaient entièrement.
Et là tout est fini, le feu dévorant poussé par le vent jusqu’en haut du toit
tourbillonne, les flammes gagnent, le brasier enfle avec fureur dans les airs.
[760] J’avance encore et je vais revoir le palais de Priam et la citadelle.
Et déjà dans les galeries vides, dans l’asile de Junon,
des gardiens de choix, Phénix et le redoutable Ulysse,
surveillaient le butin. C’est là, venant de partout, que le trésor de Troie
arraché aux sanctuaires brûlés : tables des dieux,
[765] cratères d’or massif, étoffes sous clef,
s’amoncèle. Des enfants et leurs mères épouvantées en longue file
attendent debout tout autour.
Je fis plus, n’hésitant pas à donner de la voix dans l’ombre,
et j’emplis les rues de mes cris, et dans ma tristesse j’appelai Créuse,
[770] vainement je répétai son nom encore et encore.
Je la cherchais et je devenais fou, égaré sans fin parmi les toits de la ville,
quand un spectre infortuné, l’ombre de Créuse elle-même
apparut devant mes yeux, un fantôme plus grand que celle que je connaissais.
Je me figeai, mes cheveux se dressèrent et ma voix se bloqua dans la gorge.
[775] Mais elle me parlait et m’ôtait toute inquiétude par ses paroles :
« À quoi sert de t’abandonner à une douleur sans mesure,
ô mon doux époux ? Ces choses n’arrivent pas sans volonté des dieux.
Et il n’est pas permis que tu emmènes d’ici Créuse avec toi,
celui qui règne tout au-dessus de l’Olympe ne l’autorise pas.
[780] Tu vas connaître un long exil, à labourer la vaste plaine des mers,
puis tu arriveras à la terre d’Hespérie, où le Thybre Lydien
au milieu de grasses terres coule en fleuve tranquille.
Là-bas la prospérité, un royaume et une épouse royale
te sont réservés. Chasse tes larmes pour ton aimée Créuse.
[785] Je ne verrai pas les palais arrogants des Myrmidons ou des Dolopes,
je n’irai pas servir des matrones grecques,
moi, fille de Dardanus et bru de la divine Vénus,
non, la Grande Mère des dieux me garde sur ces rivages.
Maintenant, adieu, et conserve notre amour au fils qui est le nôtre. »
[790] Quand elle eut fini de parler, je pleurais, j’avais tant de choses
à lui dire, mais elle s’éloigna et s’évanouit dans l’air impalpable.
Trois fois alors j’ai essayé d’enlacer son cou de mes bras,
trois fois, agrippé en vain, le fantôme m’échappa,
comme un vent léger, comme passe un songe ailé.
[795] Ainsi je ne reviens vers mes compagnons qu’une fois la nuit terminée.
Et je découvre avec admiration qu’il est arrivé un nombre considérable
de nouveaux réfugiés, des mères, des hommes,
toute une jeunesse rassemblée pour l’exil, une foule digne de pitié.
Ils sont venus de partout, armés de leur courage et du nécessaire,
[800] ils prendront la mer quel que soit le pays où je voudrais les conduire.
Et déjà Lucifer surgissait des sommets de la chaîne de l’Ida,
conduisant le jour derrière lui, les Danaens faisaient le siège
des portes d’entrée de la ville, et il n’y avait plus aucun espoir de secours.
Je cédai et, portant mon père, je gagnai la montagne.
Lecture avec le texte latin
J’approchais des portes, et déjà je me voyais au bout
730 Iamque propinquabam portis, omnemque uidebar
du chemin, quand je crus soudain entendre
euasisse uiam, subito cum creber ad auris
un bruit de pas précipités, tandis que mon père scrutant l’ombre :
uisus adesse pedum sonitus, genitorque per umbram
« Mon fils, crie-t-il, mon fils, sauve-toi ! ils approchent,
prospiciens ; ’Nate’ exclamat, ’fuge nate, propinquant.
je distingue l’éclat des boucliers et le scintillement du bronze ! »
Ardentis clipeos atque aera micantia cerno !’ —
Là, dans mon anxiété, je ne sais quelle puissance maligne
735 Hic mihi nescio quod trepido male numen amicum
me troubla, m’ôtant toute présence d’esprit. Car je dévie ma route,
confusam eripuit mentem. Namque auia cursu
et je poursuis hors des sentiers connus, mais pendant ce temps,
dum sequor, et nota excedo regione uiarum,
hélas, mon épouse Créuse s’est-elle arrêtée ravie par un destin funeste ?
heu, misero coniunx fatone erepta Creusa
s’est-elle trompée de route ? est-elle tombée de fatigue ?
substitit, errauitne uia, seu lassa resedit,
nul ne sait, mais par la suite elle ne fut plus rendue à nos yeux,
740 incertum ; nec post oculis est reddita nostris.
et je ne me retournai pas pour voir qu’on l’avait perdue, je n’y pensai pas,
Nec prius amissam respexi animumque reflexi,
avant d’être arrivé au tertre et à la demeure consacrée de l’antique Cérès.
quam tumulum antiquae Cereris sedemque sacratam
Ce n’est qu’alors, quand tout le monde fut rassemblé, une seule
uenimus ; hic demum collectis omnibus una
manquait, ayant échappé à l’attention de sa suite, de son fils, de son époux.
defuit, et comites natumque uirumque fefellit.
Qui n’accusai-je pas, perdant l’esprit, hommes et dieux !
745 Quem non incusaui amens hominumque deorumque,
Ai-je vécu, dans la ville dévastée, un moment plus cruel ?
aut quid in euersa uidi crudelius urbe ?
Je confie Ascagne, mon père Anchise et les Pénates de Troie
Ascanium Anchisenque patrem Teucrosque Penatis
à mes compagnons et leur dit de se cacher dans le creux d’un vallon.
commendo sociis et curua ualle recondo ;
Moi, je veux retourner dans la ville, et je ceins mes armes brillantes.
ipse urbem repeto et cingor fulgentibus armis.
Je suis décidé à reprendre tous les risques, à retraverser
750 Stat casus renouare omnis, omnemque reuerti
Troie tout entière et exposer ma vie aux mêmes dangers.
per Troiam, et rursus caput obiectare periclis.
Je commence par rejoindre les remparts et le seuil caché dans l’ombre
Principio muros obscuraque limina portae,
de la porte par laquelle j’étais sorti, et je remonte nos traces,
qua gressum extuleram, repeto, et uestigia retro
attentif à les suivre dans la nuit, les fouillant du regard.
obseruata sequor per noctem et lumine lustro.
Partout l’horreur, partout le silence même qui l’accompagne est épouvantable.
755 Horror ubique animo, simul ipsa silentia terrent.
Puis je reviens à notre maison, peut-être avait-elle, peut-être y était-elle
Inde domum, si forte pedem, si forte tulisset,
retournée. Mais les Danaens l’avaient envahie et l’occupaient entièrement.
me refero : inruerant Danai, et tectum omne tenebant.
Et là tout est fini, le feu dévorant poussé par le vent jusqu’en haut du toit
Ilicet ignis edax summa ad fastigia uento
tourbillonne, les flammes gagnent, le brasier enfle avec fureur dans les airs.
uoluitur ; exsuperant flammae, furit aestus ad auras.
J’avance encore et je vais revoir le palais de Priam et la citadelle.
760 Procedo et Priami sedes arcemque reuiso.
Et déjà dans les galeries vides, dans l’asile de Junon,
Et iam porticibus uacuis Iunonis asylo
des gardiens de choix, Phénix et le redoutable Ulysse,
custodes lecti Phoenix et dirus Ulixes
surveillaient le butin. C’est là, venant de partout, que le trésor de Troie
praedam adseruabant. Huc undique Troia gaza
arraché aux sanctuaires brûlés : tables des dieux,
incensis erepta adytis, mensaeque deorum,
cratères d’or massif, étoffes sous clef,
765 crateresque auro solidi, captiuaque uestis
s’amoncèle. Des enfants et leurs mères épouvantées en longue file
congeritur ; pueri et pauidae longo ordine matres
attendent debout tout autour.
stant circum.
Je fis plus, n’hésitant pas à donner de la voix dans l’ombre,
Ausus quin etiam uoces iactare per umbram
et j’emplis les rues de mes cris, et dans ma tristesse j’appelai Créuse,
impleui clamore uias, maestusque Creusam
vainement je répétai son nom encore et encore.
770 nequiquam ingeminans iterumque iterumque uocaui.
Je la cherchais et je devenais fou, égaré sans fin parmi les toits de la ville,
Quaerenti et tectis urbis sine fine furenti
quand un spectre infortuné, l’ombre de Créuse elle-même
infelix simulacrum atque ipsius umbra Creusae
apparut devant mes yeux, un fantôme plus grand que celle que je connaissais.
uisa mihi ante oculos et nota maior imago.
Je me figeai, mes cheveux se dressèrent et ma voix se bloqua dans la gorge.
Obstipui, steteruntque comae et uox faucibus haesit.
Mais elle me parlait et m’ôtait toute inquiétude par ses paroles :
775 Tum sic adfari et curas his demere dictis :
« À quoi sert de t’abandonner à une douleur sans mesure,
’Quid tantum insano iuuat indulgere dolori,
ô mon doux époux ? Ces choses n’arrivent pas sans volonté des dieux.
O dulcis coniunx ? Non haec sine numine diuom
Et il n’est pas permis que tu emmènes d’ici Créuse avec toi,
eueniunt ; nec te hinc comitem asportare Creusam
celui qui règne tout au-dessus de l’Olympe ne l’autorise pas.
fas, aut ille sinit superi regnator Olympi.
Tu vas connaître un long exil, à labourer la vaste plaine des mers,
780 Longa tibi exsilia, et uastum maris aequor arandum,
puis tu arriveras à la terre d’Hespérie, où le Thybre Lydien
et terram Hesperiam uenies, ubi Lydius arua
au milieu de grasses terres coule en fleuve tranquille.
inter opima uirum leni fluit agmine Thybris :
Là-bas la prospérité, un royaume et une épouse royale
illic res laetae regnumque et regia coniunx
te sont réservés. Chasse tes larmes pour ton aimée Créuse.
parta tibi. Lacrimas dilectae pelle Creusae.
Je ne verrai pas les palais arrogants des Myrmidons ou des Dolopes,
785 Non ego Myrmidonum sedes Dolopumue superbas
je n’irai pas servir des matrones grecques,
aspiciam, aut Graiis seruitum matribus ibo,
moi, fille de Dardanus et bru de la divine Vénus,
Dardanis, et diuae Veneris nurus.
non, la Grande Mère des dieux me garde sur ces rivages.
Sed me magna deum genetrix his detinet oris :
Maintenant, adieu, et conserve notre amour au fils qui est le nôtre. »
iamque uale, et nati serua communis amorem.’
Quand elle eut fini de parler, je pleurais, j’avais tant de choses
790 Haec ubi dicta dedit, lacrimantem et multa uolentem
à lui dire, mais elle s’éloigna et s’évanouit dans l’air impalpable.
dicere deseruit, tenuisque recessit in auras.
Trois fois alors j’ai essayé d’enlacer son cou de mes bras,
Ter conatus ibi collo dare bracchia circum :
trois fois, agrippé en vain, le fantôme m’échappa,
ter frustra comprensa manus effugit imago,
comme un vent léger, comme passe un songe ailé.
par leuibus uentis uolucrique simillima somno.
Ainsi je ne reviens vers mes compagnons qu’une fois la nuit terminée.
795 Sic demum socios consumpta nocte reuiso.
Et je découvre avec admiration qu’il est arrivé un nombre considérable
Atque hic ingentem comitum adfluxisse nouorum
de nouveaux réfugiés, des mères, des hommes,
inuenio admirans numerum, matresque uirosque,
toute une jeunesse rassemblée pour l’exil, une foule digne de pitié.
collectam exsilio pubem, miserabile uolgus.
Ils sont venus de partout, armés de leur courage et du nécessaire,
Undique conuenere, animis opibusque parati,
ils prendront la mer quel que soit le pays où je voudrais les conduire.
800 in quascumque uelim pelago deducere terras.
Et déjà Lucifer surgissait des sommets de la chaîne de l’Ida,
Iamque iugis summae surgebat Lucifer Idae
conduisant le jour derrière lui, les Danaens faisaient le siège
ducebatque diem, Danaique obsessa tenebant
des portes d’entrée de la ville, et il n’y avait plus aucun espoir de secours.
limina portarum, nec spes opis ulla dabatur ;
Je cédai et, portant mon père, je gagnai la montagne.
cessi, et sublato montes genitore petiui.
Ici se termine le livre II de l’Énéide.
Messages
1. Virgile, Énéide II v. 730-804 | La disparition de Créuse, 27 août 2013, 11:33, par claudia patuzzi
L’émotion vive dans ce texte (traduction) vibrant, les deux langues - la latin et la française - se mélangent soigneusement et poétiquement !
1. Virgile, Énéide II v. 730-804 | La disparition de Créuse, 27 août 2013, 14:36, par Danielle Carlès
Merci pour la lecture !