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Virgile, Énéide II v. 105-144 | Le récit de Sinon
samedi 30 mars 2013, par
[105] Mais alors nous le questionnons passionnément, nous cherchons à savoir pourquoi,
inconscients de l’immense scélératesse et de l’artifice des Pélasges.
Il poursuit avec des tremblements de peur, et de tout son cœur déguisé il dit :
« Plus d’une fois les Danaens ont voulu abandonner Troie, battre
en retraite et se retirer, las de cette guerre interminable.
[110] Ah, puissent-ils l’avoir fait ! Plus d’une fois l’âpreté du mauvais temps
leur a coupé le chemin de la mer et l’Auster les a effrayés au moment de partir.
C’est surtout depuis que se dressait cet assemblage de poutres d’érable,
ce cheval, que le bruit des orages avait envahi tout le ciel éthéré.
Ne sachant que penser, nous envoyons Eurypyle interroger l’oracle de Phébus
[115] et il revient du sanctuaire porteur d’une sinistre réponse :
« Par le sang vous avez apaisé les vents, par la mise à mort d’une jeune fille,
quand au commencement vous êtes venus trouver, Danaens, les rivages d’Ilion.
Par le sang il vous faut demander le retour, par le sacrifice d’une vie
argienne. » Quand la prédiction parvint aux oreilles de tout le monde,
[120] les cœurs furent saisis d’effroi et un frisson glacé courut
jusqu’au creux des os. Pour qui se préparait le destin fatal ? Qui Apollon réclamait-il ?
Là, celui d’Ithaque traîne le devin Calchas au milieu de la foule,
en faisant beaucoup de bruit. Il veut connaître la volonté des dieux,
il insiste à toute force. Et ils étaient déjà nombreux à prophétiser pour moi un sort cruel,
[125] un acte scélérat du maître de l’artifice, ils se taisaient mais voyaient ce qui allait venir.
Pendant deux fois cinq jours l’homme garde le silence, il se réserve, il refuse
que sa propre bouche révèle quelqu’un et l’expose à la mort.
C’est à peine finalement, poussé par les grands cris de celui d’Ithaque,
comme convenu, qu’il laisse échapper un son et me désigne pour l’autel.
[130] Ils furent tous d’accord, et la chose que chacun redoutait pour lui-même
devint acceptable, s’il s’agissait de la fin d’un seul malheureux.
Et déjà on était à ce jour abominable, on préparait mon sacrifice,
et la farine salée, et les bandelettes pour les tempes.
Je me suis arraché à la mort, oui, je l’avoue, j’ai rompu mes liens,
[135] puis dans un lac bourbeux, toute la nuit, invisible au milieu des herbes des marais,
je me suis caché, attendant qu’ils mettent à la voile, si par hasard ils le faisaient.
Et je n’ai plus aucun espoir de voir mon antique patrie,
ni mes chers enfants, ni mon père dont j’ai un si grand désir,
et à eux tous ils feront peut-être payer le prix de mon évasion,
[140] conjurant ma faute par la mort de ces malheureux !
Aussi, par ceux d’en haut et par le dieu qui connaît la vérité,
par ce qui reste peut-être encore aujourd’hui aux mortels
de foi inviolable, je te supplie, prends pitié devant des souffrances
si grandes, prends pitié d’une âme qui n’a pas mérité de les subir. »
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Lecture avec le texte latin
[105] Mais alors nous le questionnons passionnément, nous cherchons à savoir pourquoi,
105 Tum uero ardemus scitari et quaerere causas,
inconscients de l’immense scélératesse et de l’artifice des Pélasges.
ignari scelerum tantorum artisque Pelasgae.
Il poursuit avec des tremblements de peur, et de tout son cœur déguisé il dit :
Prosequitur pauitans, et ficto pectore fatur :
« Plus d’une fois les Danaens ont voulu abandonner Troie, battre
’Saepe fugam Danai Troia cupiere relicta
en retraite et se retirer, las de cette guerre interminable.
moliri, et longo fessi discedere bello ;
[110] Ah, puissent-ils l’avoir fait ! Plus d’une fois l’âpreté du mauvais temps
110 fecissentque utinam ! Saepe illos aspera ponti
leur a coupé le chemin de la mer et l’Auster les a effrayés au moment de partir.
interclusit hiemps, et terruit Auster euntis.
C’est surtout depuis que se dressait cet assemblage de poutres d’érable,
Praecipue, cum iam hic trabibus contextus acernis
ce cheval, que le bruit des orages avait envahi tout le ciel éthéré.
staret equus, toto sonuerunt aethere nimbi.
Ne sachant que penser, nous envoyons Eurypyle interroger l’oracle de Phébus
Suspensi Eurypylum scitantem oracula Phoebi
[115] et il revient du sanctuaire porteur d’une sinistre réponse :
115 mittimus, isque adytis haec tristia dicta reportat :
« Par le sang vous avez apaisé les vents, par la mise à mort d’une jeune fille,
’’Sanguine placastis uentos et uirgine caesa,
quand au commencement vous êtes venus trouver, Danaens, les rivages d’Ilion.
cum primum Iliacas, Danai, uenistis ad oras ;
Par le sang il vous faut demander le retour, par le sacrifice d’une vie
sanguine quaerendi reditus, animaque litandum
argienne. » Quand la prédiction parvint aux oreilles de tout le monde,
Argolica.’’ Volgi quae uox ut uenit ad auris,
[120] les cœurs furent saisis d’effroi et un frisson glacé courut
120 obstipuere animi, gelidusque per ima cucurrit
jusqu’au creux des os. Pour qui se préparait le destin fatal ? Qui Apollon réclamait-il ?
ossa tremor, cui fata parent, quem poscat Apollo.
Là, celui d’Ithaque traîne le devin Calchas au milieu de la foule,
’Hic Ithacus uatem magno Calchanta tumultu
en faisant beaucoup de bruit. Il veut connaître la volonté des dieux,
protrahit in medios ; quae sint ea numina diuom,
il insiste à toute force. Et ils étaient déjà nombreux à prophétiser pour moi un sort cruel,
flagitat ; et mihi iam multi crudele canebant
[125] un acte scélérat du maître de l’artifice, ils se taisaient mais voyaient ce qui allait venir.
125 artificis scelus, et taciti uentura uidebant.
Pendant deux fois cinq jours l’homme garde le silence, il se réserve, il refuse
Bis quinos silet ille dies, tectusque recusat
que sa propre bouche révèle quelqu’un et l’expose à la mort.
prodere uoce sua quemquam aut opponere morti.
C’est à peine finalement, poussé par les grands cris de celui d’Ithaque,
Vix tandem, magnis Ithaci clamoribus actus,
comme convenu, qu’il laisse échapper un son et me désigne pour l’autel.
composito rumpit uocem, et me destinat arae.
[130] Ils furent tous d’accord, et la chose que chacun redoutait pour lui-même
130 Adsensere omnes, et, quae sibi quisque timebat,
devint acceptable, s’il s’agissait de la fin d’un seul malheureux.
unius in miseri exitium conuersa tulere.
Et déjà on était à ce jour abominable, on préparait mon sacrifice,
Iamque dies infanda aderat ; mihi sacra parari,
et la farine salée, et les bandelettes pour les tempes.
et salsae fruges, et circum tempora uittae :
Je me suis arraché à la mort, oui, je l’avoue, j’ai rompu mes liens,
eripui, fateor, leto me, et uincula rupi,
[135] puis dans un lac bourbeux, toute la nuit, invisible au milieu des herbes des marais,
135 limosoque lacu per noctem obscurus in ulua
je me suis caché, attendant qu’ils mettent à la voile, si par hasard ils le faisaient.
delitui, dum uela darent, si forte dedissent.
Et je n’ai plus aucun espoir de voir mon antique patrie,
Nec mihi iam patriam antiquam spes ulla uidendi,
ni mes chers enfants, ni mon père dont j’ai un si grand désir,
nec dulcis natos exoptatumque parentem ;
et à eux tous ils feront peut-être payer le prix de mon évasion,
quos illi fors et poenas ob nostra reposcent
[140] conjurant ma faute par la mort de ces malheureux !
140 effugia, et culpam hanc miserorum morte piabunt.
Aussi, par ceux d’en haut et par le dieu qui connaît la vérité,
Quod te per superos et conscia numina ueri,
par ce qui reste peut-être encore aujourd’hui aux mortels
per si qua est quae restet adhuc mortalibus usquam
de foi inviolable, je te supplie, prends pitié devant des souffrances
intemerata fides, oro, miserere laborum
si grandes, prends pitié d’une âme qui n’a pas mérité de les subir. »
tantorum, miserere animi non digna ferentis.’