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Virgile, Énéide II v. 1-16 | Énée commença ainsi
vendredi 22 mars 2013, par
Tous se turent. Attentifs, ils retenaient leurs lèvres.
Alors Énée père des Troyens de son lit surélevé commença ainsi :
« C’est une indicible douleur, reine, que tu me pries de raviver,
les richesses et le triste royaume de Troie, comment
[5] les Danaens ont tout détruit, les misères infinies vues par mes yeux
et dont j’ai été moi-même un grand exemple. Qui, racontant cela,
même Myrmidon ou Dolope, ou soldat de l’insensible Ulysse,
pourrait retenir ses larmes ? Et déjà la nuit humide vers le bas du ciel
se précipite et les astres déclinent, invitant au sommeil.
[10] Mais puisqu’est si grand ton désir de connaître nos aventures
et d’entendre la brève histoire de l’ultime malheur de Troie,
bien que mon âme frémisse d’horreur à ce souvenir et répugne au chagrin,
je vais le faire. Brisés par la guerre et repoussés par le destin,
les chefs des Danaens, comme en grand nombre déjà coulent les années,
[15] suivant le plan divin de Pallas, construisent un cheval
de la hauteur d’une montagne, entrecroisent des poutres de sapin dans les flancs.
Lecture avec le texte latin
Tous se turent. Attentifs, ils retenaient leurs lèvres.
Conticuere omnes, intentique ora tenebant.
Alors Énée père des Troyens [1] de son lit surélevé commença ainsi :
Inde toro pater Aeneas sic orsus ab alto :
« C’est une indicible douleur, reine, que tu me pries de raviver,
Infandum, regina, iubes renouare dolorem,
les richesses et le triste royaume de Troie, comment
Troianas ut opes et lamentabile regnum
[5] les Danaens ont tout détruit, les misères infinies vues par mes yeux
5 eruerint Danai ; quaeque ipse miserrima uidi,
et dont j’ai été moi-même un grand exemple. Qui, racontant cela,
et quorum pars magna fui. Quis talia fando
même Myrmidon ou Dolope, ou soldat de l’insensible Ulysse,
Myrmidonum Dolopumue aut duri miles Ulixi
pourrait retenir ses larmes ? Et déjà la nuit humide vers le bas du ciel
temperet a lacrimis ? Et iam nox umida caelo
se précipite [2] et les astres déclinent, invitant au sommeil.
praecipitat, suadentque cadentia sidera somnos.
[10] Mais puisqu’est si grand ton désir de connaître nos aventures
10 Sed si tantus amor casus cognoscere nostros
et d’entendre la brève histoire de l’ultime malheur de Troie,
et breuiter Troiae supremum audire laborem,
bien que mon âme frémisse d’horreur à ce souvenir et répugne au chagrin,
quamquam animus meminisse horret, luctuque refugit,
je vais le faire. Brisés par la guerre et repoussés par le destin [3],
incipiam. Fracti bello fatisque repulsi
les chefs Danaens, comme en grand nombre déjà coulent les années,
ductores Danaum, tot iam labentibus annis,
[15] suivant le plan divin de Pallas, construisent un cheval
15 instar montis equum diuina Palladis arte
de la hauteur d’une montagne, entrecroisent des poutres de sapin dans les flancs.
aedificant, sectaque intexunt abiete costas :
[1] Énée père des Troyens pater Aeneas : Un coup d’œil sur le texte latin, même les non latinistes comprendront que j’ajoute "des Troyens" là où il n’y a que "le père Énée". Et il suffit de l’écrire pour voir la raison qui rend impossible cette traduction immédiate. J’avais pensé à rendre "père" par "seigneur", qui convient pour la composante "noble" de pater mais pas pour la connotation affective qui persiste dans cet emploi et qu’il faut conserver (selon moi). D’où le subterfuge de rajouter systématiquement "des Troyens" que je suppose implicite dans cet emploi de pater (puisqu’il n’est pas question ici, bien entendu, de la paternité particulière d’Énée vis-à-vis de son fils Ascagne / Iule).
[2] Et déjà la nuit humide vers le bas du ciel se précipite : J’ajoute une note supplémentaire pour répondre à des remarques de Luc Bentz - que je remercie vivement - sur twitter et dont vous pouvez voir un extrait ci-dessous.
@fonsbandusiae @gvissac Vu (plus plat) dans le #Gaffiot en ligne (dans le II de praecipito) : goo.gl/EpsGq #Lexilogos #Virgile
Si l’on dit simplement "la nuit au ciel se précipite", il me semble que le français retient surtout de "précipiter" l’idée de "hâte" - qui est aussi en latin, mais liée à la représentation d’une chute "tête en avant" (prae - caput). Ainsi nox praecipitat = la nuit tombe rapidement. Mais pour nous quand la nuit tombe, c’est le soir, le début de la nuit. En revanche ici la nuit tombe sous la ligne d’horizon signifie qu’elle s’achève et "la nuit au ciel se précipite" ne dit donc pas totalement en français ce que dit la phrase latine, malgré son apparente "fidélité". D’où le recours à la préposition "vers le bas" pour rendre autant que possible la totalité de ce qui est dit ici par le latin.
J’ajoute encore qu’il y a bien longtemps que je ne travaille plus entourée de dictionnaires en papier, mais avec autant de fenêtes ouvertes que nécessaire sur le Gaffiot, le TLF, etc. par l’intermédiaire de Lexilogos.
[3] repoussés par le destin fatisque repulsi : On traduit habituellement fata par "les destins" (au pluriel donc, mimant le pluriel latin) et voilà que depuis le début je le traduis au singulier. Il faut une bonne raison à cela ou être taxée de solécisme.
Tout d’abord, non seulement il n’est pas rare qu’un neutre pluriel (c’est le cas de fata) n’ait rien à voir avec une pluralité d’objets, mais ce serait même plutôt la règle en latin, s’agissant comme ici de termes nommant des concepts. Or, si je puis me permettre, il y a l’idée du concept et la réalisation du concept : il y a le destin en soi et le destin pour soi, l’idée du destin et le destin en acte, ce que la langue (latine) exprime par la tension du singulier et du pluriel morphologiques. On a de cela de nombreux autres exemples, ainsi regnum "le pouvoir" / regna "le trône, le royaume". J’en donnerai davantage à qui me demandera. Mais l’opportunité lexicale n’existe pas pour distinguer, comme dans le cas de regnum / regna, fatum et fata que je me vois donc contrainte de traduire uniformément par "le / un destin", au singulier.
Une objection qu’on pourrait me faire en faveur d’une authentique pluralité, c’est la correspondance de fata avec les Parques : le destin s’incarne dans trois divinités, donc il est pluriel. Mais cet argument me semble peu valable, comme si la Trinité imposait qu’on dise "les Dieux" : ni la perspective linguistique, ni l’histoire des représentations ne s’y accordent.
Personellement je ne vois qu’une raison en faveur de ce pluriel traditionnel dans les traductions (au moins françaises, j’avoue n’avoir pas vérifié dans d’autres langues) : rajouter du bizarre à l’idée païenne du destin.
Et pour finir signalons que fata est à l’origine du mot français "fée" (il est si normal qu’un neutre pluriel latin donne un singulier français que je n’ai pas le droit d’utiliser ce fait pour ma cause, mais pour mémoire).