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Virgile, Énéide IV v. 56-89 | comme la biche parmi les bois de Crète
lundi 17 février 2014, par
Première tâche, elles vont aux temples et d’autel en autel cherchent à obtenir
une réponse de paix. Elles immolent des victimes de deux ans choisies selon le rite
en l’honneur de Cérès porteuse de la loi, de Phébus, de Lyæus père,
de Junon avant tous les autres, qui a le soin des liens conjugaux.
[60] C’est elle-même, tenant la coupe dans sa main droite, la belle Didon,
qui la verse entre les cornes d’une vache parfaitement blanche
ou s’avance face aux dieux vers les autels graisseux,
et renouvelle chaque jour ses offrandes, et dans les poitrails ouverts
des bêtes avec avidité consulte les entrailles pantelantes.
[65] Hélas, cerveaux ignares des devins ! À quoi servent des vœux pour une folle ?
À quoi servent des temples ? La flamme avec volupté lui dévore la moelle
pendant ce temps, et silencieuse au fond du cœur bien vivante est la blessure.
Elle brûle, l’infortunée Didon, et partout dans la ville elle promène
sa folie, comme la biche qu’avec un coup de flèche
[70] de loin quand elle ne s’y attend pas parmi les bois de Crète
le berger a percé, la harcelant de traits, puis il a abandonné le fer empenné
sans le savoir, tandis quelle fuit à travers forêts et pâturages
dictéens. Cloué à son flanc est le roseau qui la tue.
La voilà qui conduit Énée avec elle dans les murs
[75] et lui fait étalage des richesses sidoniennes, de l’équipement de la ville,
elle commence à lui parler et s’arrête à la moitié d’un mot.
La voilà au jour tombant qui cherche à revivre le même repas,
elle veut, l’insensée, réentendre encore le récit des malheurs d’Ilion,
elle le réclame, et se retrouve suspendue encore aux lèvres du narrateur.
[80] Puis, quand ils ne sont plus là et, que la lune s’obscurcit à son tour,
baissant sa lumière, que les astres déclinant invitent au sommeil,
seule dans la maison vide la tristesse la prend, et sur les draps qu’on vient de quitter
elle s’allonge, absente c’est l’absent qu’elle entend, c’est lui qu’elle voit.
Ou bien c’est Ascagne, prise au piège par l’image de son père, que sur son sein
[85] elle retient, s’il était possible de tromper l’amour interdit.
Les tours commencées ne s’élèvent plus, les recrues aux armes
ne s’entraînent plus, plus de ports ou de remparts contre la guerre
qu’on aménage en abris sûrs, suspendus sont les travaux à mi-chemin, le menaçant
gigantisme des murailles et les engins de la hauteur du ciel.
Lecture avec le texte latin
Première tâche, elles vont aux temples et d’autel en autel cherchent à obtenir
Principio delubra adeunt, pacemque per aras
une réponse de paix. Elles immolent des brebis de deux ans choisies selon le rite
exquirunt ; mactant lectas de more bidentis
en l’honneur de Cérès porteuse de la loi, de Phébus, de Lyæus père,
legiferae Cereri Phoeboque patrique Lyaeo,
de Junon avant tous les autres, qui a le soin des liens conjugaux.
Iunoni ante omnis, cui uincla iugalia curae.
[60] C’est elle-même, tenant la coupe dans sa main droite, la belle Didon,
60 Ipsa, tenens dextra pateram, pulcherrima Dido
qui la verse entre les cornes d’une vache parfaitement blanche
candentis uaccae media inter cornua fundit,
ou s’avance face aux dieux vers les autels graisseux,
aut ante ora deum pinguis spatiatur ad aras,
et renouvelle chaque jour ses offrandes, et dans les poitrails ouverts
instauratque diem donis, pecudumque reclusis
des bêtes avec avidité consulte les entrailles pantelantes.
pectoribus inhians spirantia consulit exta.
[65] Hélas, cerveaux ignares des devins ! À quoi servent des vœux pour une folle ?
65 Heu uatum ignarae mentes ! quid uota furentem,
À quoi servent des temples ? La flamme avec volupté lui dévore la moelle
quid delubra iuuant ? Est mollis flamma medullas
pendant ce temps, et silencieuse au fond du cœur bien vivante est la blessure.
interea, et tacitum uiuit sub pectore uolnus.
Elle brûle, l’infortunée Didon, et partout dans la ville elle promène
Uritur infelix Dido, totaque uagatur
sa folie, comme la biche qu’avec un coup de flèche
urbe furens, qualis coniecta cerua sagitta,
[70] de loin quand elle ne s’y attend pas parmi les bois de Crète
70 quam procul incautam nemora inter Cresia fixit
le berger a percé, la harcelant de traits, puis il a abandonné le fer empenné
pastor agens telis, liquitque uolatile ferrum
sans le savoir, tandis quelle fuit à travers forêts et pâturages
nescius ; illa fuga siluas saltusque peragrat
dictéens. Cloué à son flanc est le roseau qui la tue.
Dictaeos ; haeret lateri letalis arundo.
La voilà qui conduit Énée avec elle dans les murs
Nunc media Aenean secum per moenia ducit,
[75] et lui fait étalage des richesses sidoniennes, de l’équipement de la ville,
75 Sidoniasque ostentat opes urbemque paratam ;
elle commence à lui parler et s’arrête à la moitié d’un mot.
incipit effari, mediaque in uoce resistit ;
La voilà au jour tombant qui cherche à revivre le même repas,
nunc eadem labente die conuiuia quaerit,
elle veut, l’insensée, réentendre encore le récit des malheurs d’Ilion,
Iliacosque iterum demens audire labores
elle le réclame, et se retrouve suspendue encore aux lèvres du narrateur.
exposcit, pendetque iterum narrantis ab ore.
[80] Puis, quand ils ne sont plus là et, que la lune s’obscurcit à son tour,
80 Post, ubi digressi, lumenque obscura uicissim
baissant sa lumière, que les astres déclinant invitent au sommeil,
luna premit suadentque cadentia sidera somnos,
seule dans la maison vide la tristesse la prend, et sur les draps qu’on vient de quitter
sola domo maeret uacua, stratisque relictis
elle s’allonge, absente c’est l’absent qu’elle entend, c’est lui qu’elle voit.
incubat, illum absens absentem auditque uidetque ;
Ou bien c’est Ascagne, prise au piège par l’image de son père, que sur son sein
aut gremio Ascanium, genitoris imagine capta,
[85] elle retient, s’il était possible de tromper l’amour interdit.
85 detinet, infandum si fallere possit amorem.
Les tours commencées ne s’élèvent plus, les recrues aux armes
Non coeptae adsurgunt turres, non arma iuuentus
ne s’entraînent plus, plus de ports ou de remparts contre la guerre
exercet, portusue aut propugnacula bello
qu’on aménage en abris sûrs, suspendus sont les travaux à mi-chemin, le menaçant
tuta parant ; pendent opera interrupta, minaeque
gigantisme des murailles et les engins de la hauteur du ciel.
murorum ingentes aequataque machina caelo.
Messages
1. Virgile, Énéide IV v. 56-89 | comme la biche parmi les bois de Crète, 17 février 2014, 17:07, par brigetoun
"la flamme avec volupté lui dévore la moelle" quelle magnifique image !
1. Virgile, Énéide IV v. 56-89 | comme la biche parmi les bois de Crète, 17 février 2014, 17:40, par Danielle Carlès
Dans le Budé (Belles Lettres, CUF), le traducteur accorde l’adjectif "mollis" avec "medullas", d’où "sa tendre moelle". Mais la forme "mollis" est également compatible avec "flamma", d’où ma traduction. Il y a en latin l’allitération [m] [l] [fl] [m] dont je tente de transposer l’effet par la répétition [vol] [vor]. Et j’entends que la "mollesse" de la flamme c’est la séduction qu’elle possède, si destructrice qu’elle soit.
Merci, Brigitte, d’avoir relevé cette image-là particulièrement.
2. Virgile, Énéide IV v. 56-89 | comme la biche parmi les bois de Crète, 19 février 2014, 17:54, par czottele
"absente c’est l’absent qu’elle entend" tout est dit ici... Superbe !
1. Virgile, Énéide IV v. 56-89 | comme la biche parmi les bois de Crète, 20 février 2014, 08:52, par Danielle Carlès
La traduction est littérale "absens absentem". Grande émotion ces rencontres de mots et d’expériences.