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Virgile, Énéide IV v. 393-449 | Les larmes coulent vaines
mardi 23 septembre 2014, par
Mais le pieux Énée, malgré le désir de l’apaiser dans sa souffrance
par des consolations et avec des paroles de distraire sa peine,
gémissant beaucoup, l’esprit chancelant sous la force d’un tel amour395
aux ordres des dieux cependant se soumet jusqu’au bout, et retrouve sa flotte.
Alors vraiment les Troyens se mettent à la tâche et sur le rivage les hautes
nefs partout font descendre : flotte, empoissée, la coque,
et couvertes de feuilles ils apportent les branches et le bois pris à la forêt,
non dégrossi, dans cette hâte de partir.400
Vous les verriez déménager, hors de toute la ville se précipiter.
Et comme les fourmis avec l’immense tas de blé
qu’elles mettent au pillage à l’idée de l’hiver et rapportent chez elles :
marche, noire dans la campagne, leur colonne, et leur butin parmi les herbes
elles charrient sur un sentier étroit, les unes poussent, gigantesques,405
à grand effort des épaules, les grains, les autres pressent les colonnes
et tancent les retardataires, de leur activité tout le chemin bouillonne.
Qu’étaient alors, Didon, à cette vue tes sentiments ?
Quels cris étouffais-tu, apercevant l’effervescence du rivage au loin
tandis que tu guettais au sommet de la citadelle et qu’entièrement tu voyais410
se mêler sous tes yeux d’une immense clameur la mer ?
Insatiable Amour, à quoi ne contrains-tu pas les cœurs mortels ?
Recourir une fois encore aux larmes, une fois encore essayer par la prière,
elle s’y voit contrainte, et, suppliante, humilier sa fierté devant l’amour,
pour ne rien laisser qui pourrait être tenté, ne pas mourir en vain.415
"Anna, tu vois la hâte sur tout le rivage. Des alentours,
de partout, ils sont venus pour se rassembler. Déjà la toile réclame les brises
et sur les poupes, avec joie, les marins ont posé des couronnes.
Si je pouvais m’attendre à cette douleur si grande,
la supporter aussi, ma sœur, je le pourrai. Dans mon malheur, pourtant, cela uniquement,420
fais-le, Anna, pour moi. Car toi seule ce traître
te respectait, il te confiait même le fond caché de ses pensées.
Toi seule savais la bonne manière, le bon moment pour l’aborder.
Va, ma sœur, et parle à notre hôte, supplie cet orgueilleux :
ce n’est pas moi avec les Danaens qui d’exterminer les Troyens425
à Aulis ai juré, je n’ai pas envoyé ma flotte à l’assaut de Pergame,
je ne lui ai pas arraché les cendres ou les Mânes de son père Anchise.
Pourquoi refuse-t-il de laisser mes paroles descendre dans ses oreilles insensibles ?
Où va-t-il si vite ? Ultime faveur à ma peine, à mon amour, qu’il m’accorde
d’attendre plus de facilité pour s’enfuir et des vents favorables.430
Ce n’est plus notre union passée, il l’a trahie, non, que j’implore,
ni qu’il se prive de son beau Latium et abandonne son royaume :
un moment, presque rien, je lui demande, une pause, un répit à ma fureur,
le temps, dans ma défaite, que la fortune discipline ma douleur.
Comme une ultime grâce, je l’implore — aie pitié de ta sœur — !435
quand il me l’aura accordée, je lui ferai en retour cadeau de ma mort."
Telle était sa prière, telles sont, malheureuse, les plaintes
que rapporte et encore et encore sa sœur. Mais lui par rien ne se laisse émouvoir, aucune
plainte, les mots qui le feraient fléchir, il ne les entend pas,
le destin y fait obstacle et, trop indulgentes, un dieu lui bouche les oreilles.440
Et, comme le solide chêne, avec sa dureté acquise au fil des ans,
les Borées alpins, soufflant d’un côté puis de l’autre,
pour le déraciner rivalisent entre eux : passe leur sifflement et du sommet
viennent joncher la terre, avec le tronc battu de coups, ses feuilles,
mais lui est fixé aux rochers et, autant que par sa tête il touche aux souffles445
éthérés, autant par sa racine vers le Tartare il tend,
pas autrement, par les insistantes prières d’un côté puis de l’autre le héros
est frappé, et tout son cœur généreux se ressent de la peine,
en lui-même il reste immuable, les larmes roulent vaines.
Lecture avec le texte latin
Mais le pieux Énée, malgré le désirde l’apaiser dans sa souffrance
At pius Aeneas, quamquam lenire dolentem
par des consolations et avec des parolesde distraire sa peine,
solando cupit et dictis auertere curas,
gémissant beaucoup, l’esprit chancelantsous la force d’un tel amour395
395 multa gemens magnoque animum labefactus amore,
aux ordres des dieux cependantse soumet jusqu’au bout, et retrouve sa flotte.
iussa tamen diuom exsequitur, classemque reuisit.
Alors vraiment les Troyens se mettent à la tâcheet sur le rivage les hautes
Tum uero Teucri incumbunt, et litore celsas
nefs partout font descendre : flotte, empoissée, la coque,
deducunt toto naues : natat uncta carina ;
et couvertes de feuilles ils apportent les brancheset le bois pris à la forêt,
frondentisque ferunt remos et robora siluis
non dégrossi, dans cette hâte de partir.400
400 infabricata, fugae studio.
Vous les verriez déménager,hors de toute la ville se précipiter.
Migrantis cernas, totaque ex urbe ruentis.
Et comme les fourmisavec l’immense tas de blé
Ac uelut ingentem formicae farris aceruum
qu’elles mettent au pillage à l’idée de l’hiveret rapportent chez elles :
cum populant, hiemis memores, tectoque reponunt ;
marche, noire dans la campagne, leur colonneet leur butin parmi les herbes
it nigrum campis agmen, praedamque per herbas
elles charrient sur un sentier étroit,les unes poussent, gigantesques,405
405 conuectant calle angusto ; pars grandia trudunt
à grand effort des épaules, les grains,les autres pressent les colonnes
obnixae frumenta umeris ; pars agmina cogunt
et tancent les retardataires,de leur activité tout le chemin bouillonne.
castigantque moras ; opere omnis semita feruet.
Qu’étaient alors, Didon,à cette vue tes sentiments ?
Quis tibi tum, Dido, cernenti talia sensus ?
Quels cris étouffais-tu, apercevantl’effervescence du rivage au loin
quosue dabas gemitus, cum litora feruere late
tandis que tu guettais au sommet dela citadelle et qu’entièrement tu voyais410
410 prospiceres arce ex summa, totumque uideres
se mêler sous tes yeuxd’une immense clameur la mer ?
misceri ante oculos tantis clamoribus aequor ?
Insatiable Amour, à quoi ne contrains-tu pasles cœurs mortels ?
Improbe Amor, quid non mortalia pectora cogis ?
Recourir une fois encore aux larmes,une fois encore essayer par la prière,
Ire iterum in lacrimas, iterum temptare precando
elle s’y voit contrainte, et, suppliante,humilier sa fierté devant l’amour,
cogitur, et supplex animos submittere amori,
pour ne rien laisser qui pourrait être tenté,ne pas mourir en vain.415
415 ne quid inexpertum frustra moritura relinquat.
"Anna, tu vois la hâte sur tout le rivage.Des alentours,
"Anna, uides toto properari litore ; circum
de partout, ils sont venus pour se rassembler.Déjà la toile réclame les brises
undique conuenere ; uocat iam carbasus auras,
et sur les poupes, avec joie, les marinsont posé des couronnes.
puppibus et laeti nautae imposuere coronas.
Si je pouvais m’attendre à cettedouleur si grande,
Hunc ego si potui tantum sperare dolorem,
la supporter aussi, ma sœur, je le pourrai.Dans mon malheur, pourtant, cela uniquement,420
420 et perferre, soror, potero. Miserae hoc tamen unum
fais-le, Anna, pour moi. Car toi seule ce traître
exsequere, Anna, mihi. Solam nam perfidus ille
te respectait, il te confiait mêmele fond caché de ses pensées.
te colere, arcanos etiam tibi credere sensus ;
Toi seule savais la bonne manière,le bon moment pour l’aborder.
sola uiri mollis aditus et tempora noras.
Va, ma sœur, et parle à notre hôte,supplie cet orgueilleux :
I, soror, atque hostem supplex adfare superbum :
ce n’est pas moi avec les Danaensqui d’exterminer les Troyens425
425 non ego cum Danais Troianam exscindere gentem
à Aulis ai juré, je n’ai pas envoyéma flotte à l’assaut de Pergame,
Aulide iuraui, classemue ad Pergama misi,
je ne lui ai pas arrachéles cendres ou les Mânes de son père Anchise.
nec patris Anchisae cineres Manisue reuelli,
Pourquoi refuse-t-il de laisser mes parolesdescendre dans ses oreilles insensibles ?
cur mea dicta neget duras demittere in auris.
Où va-t-il si vite ? Ultime faveurà ma peine, à mon amour, qu’il m’accorde
Quo ruit ? Extremum hoc miserae det munus amanti :
d’attendre plus de facilité pour s’enfuiret des vents favorables.430
430 exspectet facilemque fugam uentosque ferentis.
Ce n’est plus notre union passée, il l’a trahie,non, que j’implore,
Non iam coniugium antiquum, quod prodidit, oro,
ni qu’il se prive de son beau Latiumet abandonne son royaume :
nec pulcro ut Latio careat regnumque relinquat :
un moment, presque rien, je lui demande,une pause, un répit à ma fureur,
tempus inane peto, requiem spatiumque furori,
le temps, dans ma défaite,que la fortune discipline ma douleur.
dum mea me uictam doceat fortuna dolere.
Comme une ultime grâce, je l’implore— aie pitié de ta sœur — !435
435 Extremam hanc oro ueniam — miserere sororis —
quand il me l’aura accordée,je lui ferai en retour cadeau de ma mort."
quam mihi cum dederit, cumulatam morte remittam."
Telle était sa prière, telles sont,malheureuse, les plaintes
Talibus orabat, talisque miserrima fletus
que rapporte et encore et encore sa sœur.Mais lui par rien ne se laisse émouvoir, aucune
fertque refertque soror : sed nullis ille mouetur
plainte, les mots qui le feraient fléchir,il ne les entend pas,
fletibus, aut uoces ullas tractabilis audit ;
le destin y fait obstacle et, trop indulgentes,un dieu lui bouche les oreilles.440
440 fata obstant, placidasque uiri deus obstruit auris.
Et, comme le solide chêne,avec sa dureté acquise au fil des ans,
Ac, uelut annoso ualidam cum robore quercum
les Borées alpins, soufflant d’un côté puis de l’autre,
Alpini Boreae nunc hinc nunc flatibus illinc
pour le déraciner rivalisent entre eux :passe leur sifflement et du sommet
eruere inter se certant ; it stridor, et altae
viennent joncher la terre, avec le tronc battude coups, ses feuilles,
consternunt terram concusso stipite frondes ;
mais lui est fixé aux rocherset, autant que par sa tête il touche aux souffles445
445 ipsa haeret scopulis, et, quantum uertice ad auras
éthérés, autant par sa racine vers leTartare il tend,
aetherias, tantum radice in Tartara tendit :
pas autrement, par les insistantes prièresd’un côté puis de l’autre le héros
haud secus adsiduis hinc atque hinc uocibus heros
est frappé, et tout son cœur généreuxse ressent de la peine,
tunditur, et magno persentit pectore curas ;
en lui-même il reste immuable,les larmes roulent vaines.
mens immota manet ; lacrimae uoluuntur inanes.