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avec Giovanni Merloni

vendredi 1er novembre 2013, par Danielle Carlès, Giovanni Merloni

Tityre près de l'arbre généalogique

Le noir et blanc du négatif fixe une couleur absente dont nous rêverons pourtant dans nos souvenirs de l’image. 
Les yeux sans pupille ont le vague de ceux qui prennent la pose dans les vieilles photos de famille, immobilisés devant l’objectif patient.
Ce Tityre à chapeau sous l’arbre tutélaire, sait-il ce qui se passe dans son dos, au-dessus de sa tête ? Est-il conscient de ce foisonnement de corps hérissés contre quoi il s’appuie, les mains tendues vers lui ? Regardons-nous un genre de berger virgilien, ému par la nature, un gardien (d’oies, de poules ? avec un sourire que je devine) ou un promeneur momentanément arrêté sur sa route, pour une sieste ?
Ces deux dessins proposés par Giovanni possèdent la même propension que partout ailleurs chez lui à déborder du cadre de l’instantané, à nous entraîner vers une suite, un développement, une histoire pleine de péripéties, une décomposition animée, tout un prodigieux cinéma visuel et mental. 
Voyez-le dans le texte qui suit, dialogue entre nous deux plutôt qu’interview, sur des points que nous partageons, mais autrement, en quelque sorte l’un comme le négatif contrasté de l’autre : le passé et le présent, les langues, l’Italie et la France.

Tityre près de l'arbre généalogique (autre dessin)

DC : Quelle est ta région natale en Italie, y as-tu vécu ? Parles-tu une langue locale, outre l’italien ?

GM : Je suis né à Rome, où j’ai vécu deux phases assez différentes de mon existence. J’y avais suivi mes études classiques et j’y avais acquis aussi le titre d’architecte quand je me suis déplacé à Bologne pour y travailler. Là-bas, j’ai eu la chance de participer à une expérience unique d’engagement politique et administratif dans le domaine de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire, obtenant en même temps des reconnaissances vis-à-vis de mes exploits artistiques. Malheureusement, dix ans après, ma rentrée à Rome n’a fait qu’un avec les premiers pas d’un procès d’involution politique et morale de mon pays. (Vis-à-vis de cette longue phase masochiste, qui ne voit pas encore sa fin, j’ai dû constater une inconscience généralisée des gens qui par leurs insouciances et mesquineries se sont rendus complices des malfaiteurs qui ont « cassé le truc » avec tous les sentiments.) Mais tu m’as demandé si je parle un dialecte. Oui, peut-être je maîtrise un peu le dialecte « romanesco », dans sa forme contemporaine, assez différente vis-à-vis de la langue de Giuseppe Gioacchino Belli et de Pasquino. Je connais un bon nombre d’expressions bolonaises que j’aime beaucoup, même si cette « langue » me reste étrangère. D’ailleurs, pour des raisons familiales ou de fréquentation assidue, je connais encore mieux le dialecte napolitain et le toscan.

DC : Tu as appris le latin à l’école, je pense. En Italie les études classiques ont longtemps tenu une place de choix dans l’enseignement secondaire. Est-ce toujours le cas ?

GM : Jusque de l’école moyenne et dans les lycées (classique ou scientifique) on étudie encore le latin. Dans le lycée classique, on étudie la langue grecque aussi.

DC : Peux-tu dire pourquoi Jules César est pour toi le personnage-clé de notre civilisation ?

GM : À mon avis, la civilisation romaine — basée sur une grande culture et capacité d’administration, d’organisation et de réalisation (des infrastructures et des villes par exemple) — doit sa grandeur et sa durée à l’attitude unique des Romains de dialoguer avec les peuples des régions conquises. Ils ont eu aussi l’intelligence d’intégrer dans leur propre « système » tous ceux qui pouvaient y contribuer validement. Par exemple, du temps que la France s’appelait la Gaule, la coopération entre Romains et Gaulois a été très stricte et productive. Et je crois que c’est à partir de cette coopération que la civilisation française a entamé son parcours identitaire unique se détachant nettement vis-à-vis des Allemands d’un côté et des Espagnols de l’autre. À qui le mérite de cette rencontre ? À Jules César. Il ne fut pas que chef militaire ou grand homme politique. Il fut un écrivain, un homme de vaste culture...

DC : D’après toi, en quoi les Italiens d’aujourd’hui sont-ils les héritiers de la civilisation romaine ?

GM : Quand je m’occupais d’urbanisme, je remarquais souvent la différence entre Rome, capitale de l’Empire, et les villes romaines, bâties autour des anciens campements militaires (les castra). J’ai toujours aimé reconnaître les traces du cardo et du decumanus dans le plan de villes comme Florence, Bologne et Turin, mais aussi Nîmes, Arles ou Bordeaux. Il y avait une logique formidable et même inexorable dans cette organisation des villes, comme dans le parfait réseau de la centuriatio romaine, s’étendant prodigieusement sur les plaines fertiles. Tandis que Rome, sans parler de ses monuments uniques, était, déjà à ses origines, une ville tout à fait chaotique. Bien sûr, les Romains d’aujourd’hui diraient que la faute est aux sept collines (ou aux sept rois de Rome). Je dirais plutôt que les Romains anciens réservaient leurs meilleures qualités pour les territoires lointaines, c’est-à-dire les provinces. D’ailleurs au temps des papes déjà, Bologne était beaucoup plus évoluée et civilisée que la ville où siégeait le gouvernement central. Au-delà des Apennins, cette ville-carrefour entre le nord et le sud de l’Italie (depuis l’époque de Charlemagne assujettie à la papauté) était assez éloignée de la capitale, donc elle bénéficiait de quelques privilèges en plus. Pour répondre finalement à ta question, je suis convaincu que les meilleurs héritiers de la civilisation romaine sont les Italiens du nord et les Français, qui se trouvaient, par rapport au pouvoir central, à la distance juste, là où l’envie de copier ou reproduire une version améliorée et corrigée du modèle originaire n’échouait pas sur des contrôles (ou des rivalités) excessifs.

DC : Quel auteur italien réclamerait aujourd’hui, de manière urgente, une nouvelle traduction en français ? Pourquoi ?

GM : Je pense d’emblée à l’Arioste, pour son incroyable actualité ; à Torquato Tasso pour sa merveilleuse poésie. Nous avons eu d’ailleurs bien de poètes et d’écrivains entre XVIIIe et XIXe siècles qui sont parfaitement à la hauteur de Baudelaire ou Stendhal ou Proust. Je pense surtout à Ugo Foscolo et Giovanni Verga ou aussi à Giovanni Pascoli qu’on a négligé nonobstant leur génie et importance objective au sein de la culture européenne. Dans le siècle passé, c’est surtout la génération sortie de la Seconde Guerre qui peut encore donner beaucoup à la culture européenne. En plus de Pavese, Calvino, Bassani, Buzzati, Pasolini et Primo Levi, très connus en France, il faut considérer aussi Carlo Levi, Natalia Ginzburg, Mario Soldati, Ennio Flaiano, Vasco Pratolini, Elsa Morante et Anna Maria Ortese.

DC : Traduire tes propres poèmes en français t’a-t-il appris quelque chose de toi ?

GM : Merci de cette question. Car la traduction en français, pas seulement de mes poèmes, a été une expérience très importante pour moi. Cela requerrait une rencontre ad hoc. Je me borne à dire d’abord qu’il est presque impossible de connaître deux langues, dans le même temps, au même niveau. Peu importe alors que l’italien soit ma langue maternelle lorsque je découvre m’être éloigné (pas seulement physiquement) des raisons qui sont le fondement d’une certaine expression ou phrase. D’ailleurs, je ne crois pas que ce soit nécessaire de tout connaître. C’est une question d’amour et de disponibilité à apprendre. Une musique. On peut y entrer et en pénétrer l’esprit et aussi aller au-delà de tout ce qu’on avait su et appris dans notre vie précédente. C’est pour cela que j’ai choisi d’écrire directement en français et de ne pas écrire en italien, sauf quelques lettres ou mails. Et c’est pour cela aussi que je me refuse de traduire mes poèmes mot par mot. Je préfère les réécrire en français, me plongeant dans la sensibilité d’aujourd’hui. Avec ce décalage temporel et d’esprit, je suis sûr de ne pas trahir mon texte d’origine.

DC : En quoi notre présent tient-il à l’histoire de notre passé proche, exploré en particulier dans les histoires de famille, comme tu le fais sur ton blog ?

GM. Cette question aussi est très intéressante pour moi. En fait, je pourrais te répondre sur le plan de l’expérience personnelle, essayant de le faire honnêtement et sans m’éloigner du centre de la question même. Mais je préfère ajouter un petit tesson aux mosaïques auxquels j’ai le sentiment qu’on est en train de travailler collectivement. Cela dit, le présent c’est un filtre, notre tête est un vase (pas toujours communicant) parfois comble, jamais vide, où notre vécu se mêle aux autres vécus, à nos lectures plus ou moins fouillées... Nous dialoguons avec les interlocuteurs invisibles du présent et les fantômes du passé. En même temps, nous avons souffert dans l’impact avec la vie en nous formant des convictions douloureusement solides. Ou, pour mieux dire, je vois que pour chacun de nous se déclenche une obsession particulière. Quant à moi, c’est la « pulsion de l’insistance ». J’essaie surtout de lutter contre l’indifférence de l’un ou la méfiance de l’autre. Si je m’assieds maintenant sur la frontière idéale et physique entre Italie et France, je découvre l’incommodité de ma situation, que j’essaie de surmonter en explorant, comme tu dis, le passé proche de l’Histoire à travers certains épisodes et personnages de l’histoire d’une famille.

DC : Tu dis vivre dans un théâtre. Si le monde est un cirque, quel rôle te plaît le mieux : équilibriste, clown, jongleur, Monsieur Loyal [autre ?] ?

GM : Je me cale souvent dans Charlot du Cirque, essayant de marcher sur le fil avec lui. Il n’a pas que le souci de rester en équilibre, car deux singes frénétiques font le possible pour le faire tomber. Cela est le premier acte de mon cauchemar, celui de l’angoisse ou de la peur bleue. Ensuite, que puis-je faire pour me sauver ? Inventer une fable pour faire endormir les singes ? Avancer sur le fil en leur fredonnant une ritournelle aux pouvoirs magiques ? Me sauver dans le coin d’ombre [il y en a toujours] pour faire un dessin où tout se tient ?


Voir en ligne : Le Portrait Inconscient


Tiers Livre et Scriptopolis sont à l’initiative d’un projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… "Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre."

Aujourd’hui échange avec Giovanni Merloni, poète, peintre, dessinateur, architecte, romancier, amoureux, funambule, qui m’a proposé un questionnaire auquel j’ai répondu par un questionnaire, et nous avons mélangé le tout avec deux très beaux dessins de lui et une mauvaise photo faite par moi. Ses questions et mes réponses se trouvent ici, chez lui, sur son blog Le Portrait Inconscient.

Et c’est toujours Brigitte Célérier qui, généreusement, vous permet de retrouver chaque mois la liste de tous les participants aux vases communicants sur le blog dédié. Nous la remercions de tout cœur.

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