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avec Dominique Hasselmann

La Chute de l’Empire français

vendredi 5 octobre 2012, par Dominique Hasselmann

Tiers Livre et Scriptopolis sont à l’initiative d’un projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… "Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre."

Aujourd’hui j’ai le grand plaisir d’accueillir Dominique Hasselmann qui prend ma place avec humour et inventivité, tandis que je vais ici sur son blog Le Tourne-à-gauche comme à mon habitude parler un peu latin.

Grâce à la généreuse attention de Brigitte Célerier vous pouvez retrouver ici la liste de tous les vases communicants d’octobre.


C’était une idée complètement folle, démesurée, irréaliste et, pour tout dire, qui ne tiendrait pas la route, même si elle pouvait paraître rectiligne comme une voie romaine. Les quelques privilégiés qui étaient au courant hochaient gravement la tête, d’un air entendu ; ceux qui ne connaissaient pas le projet en détail manifestaient leur scepticisme. La rumeur se propageait, comme transportée par un émissaire à cheval, de ville en ville et de pays en pays.

L’entreprise était gigantesque à tous points de vue : production (finances), scénario (découpage), casting (acteurs et figurants), repérages, décors (naturels et de studio), équipes techniques, matériels, planning. Se lancer ainsi dans un « remake » du fameux film d’Antony Mann, La Chute de l’Empire romain (1964), était-ce bien raisonnable en ces temps de crise ? Quelles seraient les chances de succès (et donc de rentabilité) d’une telle entreprise ? Qui mettrait un kopeck sur une telle production, même adaptée à nos temps modernes ?

Tradition, traduction, trahison : dans ce retour sur le passé, il avait fallu que le bureau des scénaristes (ici, on travaillait en groupe, comme à Hollywood) choisisse ce qui résonnait le mieux, ce qui saisirait le plus sévèrement les tripes du spectateur.

Denis Podalydès, Gérard Depardieu (interprétant Commode…) et Marion Cotillard seraient les têtes d’affiche du film, Jean Dujardin jouerait le muet du sérail, Line Renaud une mère maquerelle, Gad Elmaleh incarnerait la diversité et Carla Bruni agrémenterait la scène prévue dans une salle de bains au carrelage noir et bleu.

Luc Besson n’avait jamais eu froid aux yeux : sa Cité du cinéma, récemment inaugurée, montrait comment il pouvait investir, grâce à l’argent gagné avec ses derniers « blockbusters », dans l’avenir : c’est-à-dire dans les jeunes talents « drivés » par une pédagogie efficace et réaliste. Des producteurs (et des avocats) lisaient avec attention le scénario qui lui avait été soumis et pour lequel il avait donné son accord concernant la réalisation.

Le synopsis se révélait d’une redoutable simplicité : en 2019, à Paris, alors que la droite avait repris le pouvoir une fois le premier quinquennat socialiste éclusé, une intense bataille interne minait les revanchards qui en étaient venus à se comporter comme lors de l’époque des Médicis. L’autorité centrale n’était plus assurée, la gabegie s’était répandue à tous les niveaux de l’Etat (dont on avait éliminé la plupart des prérogatives au nom d’un « libéralisme » forcené), la corruption fleurissait comme la prostitution, et la trahison poussait comme une mauvaise herbe dans les palais nationaux, ou ce qu’il en restait.

Le président de la République, un revenant qui agitait ses chaînes le soir dans les couloirs de l’Elysée en clamant « Hou ! Hou ! C’est moi, Cucullus ! », ne savait plus où donner de la tête. Les affidés qui l’entouraient encore essayaient de ne pas se faire remarquer car le courroux lui venait aussi vite que les prises de cortisone.

(Photo : dictionnaire Gaffiot.)


Dans son château solitaire et glacé – on ne chauffait plus depuis janvier 2018 par souci d’économie et les éoliennes du parc avaient été débranchées – le petit roitelet, qui avait divorcé de sa chanteuse à filet de voix pour épouser une écrivaine sulfureuse en vogue, comptait les jours qui le séparaient encore de la fin de son mandat à laquelle il pensait de plus en plus souvent.

Ainsi, le scénario montrerait – déjà par son titre : La Chute de l’Empire français – comment un pouvoir reconquis par la conjugaison des forces de l’argent, la trahison de certains hommes politiques (Bernard Kouchner était devenu ministre de l’Intérieur, Éric Besson ministre des flux migratoires) ou autres personnages médiatiques (Bernard-Henri Lévy avait été nommé ministre des Affaires étrangères et Alain Finkielkraut ministre de la Culture) avait conduit le pays dans des bas-fonds semblables à ceux où s’engloutît la splendeur de Rome.

Quand le tournage avait commencé à Paris, dans les beaux quartiers avec des appartements haussmanniens où se nouaient, lors de dîners ou « parties fines », les intrigues, les coups fourrés, les chausse-trappes, les provocations, et jusqu’aux assassinats commandités à d’obscures officines de sac et de corde, Luc Besson avait senti qu’il tenait le fil et le film qui allait faire courir les foules, créer le « buzz », écraser le « show-bizz », et remporter sans doute des récompenses étincelantes à Cannes, Venise ou Berlin.

À la porte capitonnée de son majestueux bureau de la Cité du cinéma, la secrétaire annonça quelqu’un, du nom de Buisson, et qui se disait envoyé par le président de la République.

– Bonjour, cher ami, quelle bonne nouvelle vous amène ? Comment se porte notre Président ?

– Il m’a chargé de vous dire qu’il suivait avec intérêt le déroulement de votre projet (il a d’ailleurs mis ses forces de police à votre disposition, comme vous le savez, pour certaines scènes délicates à reconstituer) et qu’il vous encourageait à poursuivre sans aucune crainte cette fiction qui lui paraît très puissante.

– C’est fort aimable à lui ! Mais s’il veut venir un jour sur le tournage, en ce moment nous sommes plantés avenue Foch, nous l’accueillerons avec plaisir.

– Je ne sais pas s’il aura le temps, vous connaissez la conjoncture actuelle qui n’est pas des plus faciles… Mais il m’a demandé de vous donner ceci de sa part.

Le visiteur sortit alors un revolver 11.43 de sa poche, muni d’un silencieux, et visa la tête du cinéaste-producteur, assis derrière son bureau Roche & Bobois. Elle éclata aussitôt comme une courge (en latin : « cucurbita »). Le mur blanc était constellé de rouge, comme sur une toile d’action painting. Celle du film resterait ainsi vierge de toute éclaboussure.

(Photo : Paris, avenue Foch, le 19 septembre.)


Texte et photos : Dominique Hasselmann

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