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Virgile, Énéide IV v. 296-332 | Les larmes de Didon
vendredi 12 septembre 2014, par
Or la Reine d’une ruse — mais qui pourrait tromper une femme amoureuse ?
eut le pressentiment et surprit, la première, les mouvements futurs,
inquiète quand tout semblait sûr. La Rumeur impie, toujours elle, à sa fureur
vint rapporter que l’on arme la flotte, et qu’un voyage se prépare.
Elle est prise de rage, impuissante à penser, et traverse, enflammée, toute la ville,300
délirante, telle, exaltée sur le passage des objets sacrés,
une Thyade, quand, à l’appel de Bacchus, l’attisent les triétériques
orgies et que l’invite la clameur du Cithéron nocturne.
Enfin, elle s’adresse à Énée en ces termes, et l’accuse directement :
"Espérais-tu de plus être capable, traître, de cacher une telle305
infamie et sans un mot de quitter ma terre ?
Ni notre amour, ni les serments un jour prêtés,
ni, bientôt morte de cruelle mort, Didon ne te retient ?
Ah, au contraire, sous les astres de l’hiver tu fais appareiller ta flotte,
et tu te presses de gagner le large au beau milieu des Aquilons,310
monstre ! Quoi, si des champs étrangers, des maisons
inconnues n’étaient pas ton but, mais que l’antique Troie subsiste,
Troie, sur une mer démontée tes navires iraient-ils la retrouver ?
C’est moi que tu fuis ? Par mes larmes, moi, par tes serments, —
puisque rien d’autre, rien, malheureuse aujourd’hui, je ne me suis laissé —315
par notre union, par ce mariage projeté,
si j’ai quelque droit à ta reconnaissance, ou si tu as trouvé quelque
douceur en moi, aie pitié de notre maison qui chancelle, et cette idée que tu as,
je t’en supplie, s’il y a place encore pour les prières, défais-t’en !
À cause de toi les peuples de Libye et les tyrans des Nomades320
me haïssent, me sont hostiles les Tyriens. Et à cause de toi aussi,
éteinte ma pudeur, et cela seul qui m’ouvrait un chemin vers les étoiles,
mon honneur d’autrefois. Aux mains de qui, mourante, me laisses-tu, mon hôte ?
Oui, c’est bien le seul nom de mon époux qui reste.
Pourquoi tarder ? attendre que Pygmalion, mon frère, mes remparts vienne325
détruire, ou, captive, que m’emmène chez lui le Gétule Iarbas ?
Au moins, si j’avais eu, conçu de toi
avant de fuir un descendant, si un petit enfant à moi, dans le palais
pouvait jouer, petit Énée, qui, en dépit de tout, me rendrait ton visage,
je ne me sentirais pas si totalement prise au piège et abandonnée."330
Elle avait parlé. Lui, à cause de l’avis de Jupiter, tenait fixes
ses yeux et s’efforçait de comprimer sa peine au fond du cœur.
Lecture avec le texte latin
Or la Reine d’une ruse — mais qui pourraittromper une femme amoureuse ?
At regina dolos — quis fallere possit amantem ?
eut le pressentiment et surprit, la première,les mouvements futurs,
praesensit, motusque excepit prima futuros
inquiète quand tout semblait sûr.La Rumeur impie, toujours elle, à sa fureur
omnia tuta timens. Eadem impia Fama furenti
vint rapporter que l’on arme la flotte, et qu’un voyage se prépare.
detulit, armari classem cursumque parari.
Elle est prise de rage, impuissante à penser,et traverse, enflammée, toute la ville,300
300 Saeuit inops animi, totamque incensa per urbem
délirante, telle, exaltéesur le passage des objets sacrés,
bacchatur, qualis commotis excita sacris
une Thyade, quand, à l’appel de Bacchus,l’attisent les triétériques
Thyias, ubi audito stimulant trieterica Baccho
orgies et que l’invite la clameurdu Cithéron nocturne.
orgia, nocturnusque uocat clamore Cithaeron.
Enfin, elle s’adresse à Énée en ces termes,et l’accuse directement :
Tandem his Aenean compellat uocibus ultro :
"Espérais-tu de plus être capable, traître,de cacher une telle305
305 "Dissimulare etiam sperasti, perfide, tantum
infamie et sans un mot de quitter ma terre ?
posse nefas, tacitusque mea decedere terra ?
Ni notre amour, ni les serments un jour prêtés,
Nec te noster amor, nec te data dextera quondam,
ni, bientôt morte de cruelle mort, Didonne te retient ?
nec moritura tenet crudeli funere Dido ?
Ah, au contraire, sous les astres de l’hivertu fais appareiller ta flotte,
Quin etiam hiberno moliris sidere classem,
et tu te presses de gagner le largeau beau milieu des Aquilons,310
310 et mediis properas aquilonibus ire per altum,
monstre ! Quoi, si des champs étrangers, des maisons
crudelis ? Quid, si non arua aliena domosque
inconnues n’étaient pas ton but,mais que l’antique Troie subsiste,
ignotas peteres, sed Troia antiqua maneret,
Troie, sur une mer démontéetes navires iraient-ils la retrouver ?
Troia per undosum peteretur classibus aequor ?
C’est moi que tu fuis ? Par mes larmes, moi,par tes serments, —
Mene fugis ? Per ego has lacrimas dextramque tuam te
puisque rien d’autre, rien, malheureuse aujourd’hui,je ne me suis laissé —315
315 quando aliud mihi iam miserae nihil ipsa reliqui
par notre union, par ce mariage projeté,
per conubia nostra, per inceptos hymenaeos,
si j’ai quelque droit à ta reconnaissance, ousi tu as trouvé quelque
si bene quid de te merui, fuit aut tibi quicquam
douceur en moi, aie pitié de notre maisonqui chancelle, et cette idée que tu as,
dulce meum, miserere domus labentis, et istam —
je t’en supplie, s’il y a place encorepour les prières, défais-t’en !
oro, si quis adhuc precibus locus — exue mentem.
À cause de toi les peuples de Libye etles tyrans des Nomades320
320 Te propter Libycae gentes Nomadumque tyranni
me haïssent, me sont hostiles les Tyriens.Et à cause de toi aussi,
odere, infensi Tyrii ; te propter eundem
éteinte ma pudeur, et cela seulqui m’ouvrait un chemin vers les étoiles,
exstinctus pudor, et, qua sola sidera adibam,
mon honneur d’autrefois. Aux mains de qui, mourante,me laisses-tu, mon hôte ?
fama prior. Cui me moribundam deseris, hospes ? —
Oui, c’est bien le seul nom de mon époux qui reste.
Hoc solum nomen quoniam de coniuge restat.
Pourquoi tarder ? attendre quePygmalion, mon frère, mes remparts vienne325
325 Quid moror ? An mea Pygmalion dum moenia frater
détruire, ou, captive, que m’emmène chez luile Gétule Iarbas ?
destruat, aut captam ducat Gaetulus Iarbas ?
Au moins, si j’avais eu, conçu de toi
Saltem si qua mihi de te suscepta fuisset
avant de fuir un descendant,si un petit enfant à moi, dans le palais
ante fugam suboles, si quis mihi paruulus aula
pouvait jouer, petit Énée,qui, en dépit de tout, me rendrait ton visage,
luderet Aeneas, qui te tamen ore referret,
je ne me sentirais pas si totalementprise au piège et abandonnée."330
330 non equidem omnino capta ac deserta uiderer."
Elle avait parlé. Lui, à cause de l’avisde Jupiter, tenait fixes
Dixerat. Ille Iouis monitis immota tenebat
ses yeux et s’efforçait de comprimer sa peineau fond du cœur.
lumina, et obnixus curam sub corde premebat.
De cette manière je ne choisis pas : vous avez les deux présentations possibles, à votre guise. Juste modifié un peu le décalage (retrait à la marge) de la deuxième partie du vers. Et prenez le temps de rêver sur le texte latin, y compris et surtout si vous ne connaissez pas la langue.