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Virgile, Énéide IV v. 1-29 | La reine blessée
mercredi 12 février 2014, par
Or la reine, touchée depuis longtemps, d’un mortel tourment
nourrit la blessure dans ses veines et d’un feu aveugle est bourrelée.
L’immense vertu du héros sans cesse lui revient à l’esprit et l’immense
noblesse de sa naissance. Lui sont fixement rivés au cœur son visage
[5] et ses paroles, et le tourment ne permet au corps aucun paisible repos.
Le lendemain, Phébus de sa lumière balayait la terre
et l’Aurore au ciel avait chassé la sombre humidité,
qu’elle va voir celle avec qui elle partage tout, et parle ainsi, en plein égarement, à sa sœur :
« Anna, ma sœur, quel trouble, quelle terreur m’a laissé l’insomnie !
[10] Qui est-il, inattendu, cet hôte venu jusqu’à nous en notre demeure ?
Quel air il porte sur le visage ! Quelle énergie en lui, son torse, ses épaules !
Ah je suis bien sûre, non ce n’est pas une illusion, il est du genre des dieux !
La peur dénonce les âmes basses. Hélas, mais lui,
les coups du sort encaissés, les guerres accomplies qu’il racontait !
[15] Si ne m’était la ferme et inébranlabe résolution
de ne plus vouloir me lier à quiconque par le mariage,
après le chagrin de mon premier amour quand la mort me l’a pris,
s’il n’y avait ce dégoût des noces et des flambeaux,
pour lui, pour lui seul j’aurais pu céder à la faiblesse.
[20] Anna, c’est que, oui, je vais t’avouer, depuis le sort fatal du malheureux Sychée,
mon époux, et la dispersion de nos Pénates à cause du crime de notre frère,
il est le seul qui ait touché mes sens et fait chanceler
mon cœur. Je reconnais bien à ses traces la flamme d’antan.
Mais j’aimerais mieux que la terre ouvre un abîme sous mes pieds,
[25] que le Père tout-puissant de sa foudre m’envoie rejoindre les ombres,
les pâles ombres de l’Érèbe et leur nuit profonde,
avant, Pudeur, que je ne te viole ou que je rompe ce que je t’ai juré.
Celui qui le premier m’a liée à lui a emporté tout mon amour
en disparaissant. Qu’il le garde avec lui, qu’il le conserve dans la tombe ! »
Lecture avec le texte latin
Or la reine, touchée depuis longtemps, d’un mortel tourment
At regina graui iamdudum saucia cura
nourrit la blessure dans ses veines et d’un feu aveugle est bourrelée.
uolnus alit uenis, et caeco carpitur igni.
L’immense vertu du héros sans cesse lui revient à l’esprit et l’immense
Multa uiri uirtus animo multusque recursat
noblesse de sa naissance. Lui sont fixement rivés au cœur son visage
gentis honos : haerent infixi pectore uoltus
[5] et ses paroles, et le tourment ne permet au corps aucun paisible repos.
5 uerbaque, nec placidam membris dat cura quietem.
Le lendemain, Phébus de sa lumière balayait la terre
Postera Phoebea lustrabat lampade terras,
et l’Aurore au ciel avait chassé la sombre humidité,
umentemque Aurora polo dimouerat umbram,
qu’elle va voir celle avec qui elle partage tout, et parle ainsi, en plein égarement, à sa sœur :
cum sic unanimam adloquitur male sana sororem :
« Anna, ma sœur, quel trouble, quelle terreur m’a laissé l’insomnie !
"Anna soror, quae me suspensam insomnia terrent !
[10] Qui est-il, inattendu, cet hôte venu jusqu’à nous en notre demeure ?
10 Quis nouus hic nostris successit sedibus hospes,
Quel air il porte sur le visage ! Quelle énergie en lui, son torse, ses épaules !
quem sese ore ferens, quam forti pectore et armis !
Ah je suis bien sûre, non ce n’est pas une illusion, il est du genre des dieux !
Credo equidem, nec uana fides, genus esse deorum.
La peur dénonce les âmes basses. Hélas, mais lui,
Degeneres animos timor arguit : heu, quibus ille
les coups du sort encaissés, les guerres accomplies qu’il racontait !
iactatus fatis ! Quae bella exhausta canebat !
[15] Si ne m’était la ferme et inébranlabe résolution
15 Si mihi non animo fixum immotumque sederet,
de ne plus vouloir me lier à quiconque par le mariage,
ne cui me uinclo uellem sociare iugali,
après le chagrin de mon premier amour quand la mort me l’a pris,
postquam primus amor deceptam morte fefellit ;
s’il n’y avait ce dégoût des noces et des flambeaux,
si non pertaesum thalami taedaeque fuisset,
pour lui, pour lui seul j’aurais pu céder à la faiblesse.
huic uni forsan potui succumbere culpae.
[20] Anna, c’est que, oui, je vais t’avouer, depuis le sort fatal du malheureux Sychée,
20 Anna, fatebor enim, miseri post fata Sychaei
mon époux, et la dispersion de nos Pénates à cause du crime de notre frère,
coniugis et sparsos fraterna caede Penatis,
il est le seul qui ait touché mes sens et fait chanceler
solus hic inflexit sensus, animumque labantem
mon cœur. Je reconnais bien à ses traces la flamme d’antan.
impulit : adgnosco ueteris uestigia flammae.
Mais j’aimerais mieux que la terre ouvre un abîme sous mes pieds,
Sed mihi uel tellus optem prius ima dehiscat,
[25] que le Père tout-puissant de sa foudre m’envoie rejoindre les ombres,
25 uel Pater omnipotens adigat me fulmine ad umbras,
les pâles ombres de l’Érèbe et leur nuit profonde,
pallentis umbras Erebi noctemque profundam,
avant, Pudeur, que je ne te viole ou que je rompe ce que je t’ai juré.
ante, Pudor, quam te uiolo, aut tua iura resoluo.
Celui qui le premier m’a liée à lui a emporté tout mon amour
Ille meos, primus qui me sibi iunxit, amores
en disparaissant. Qu’il le garde avec lui, qu’il le conserve dans la tombe ! »
abstulit ; ille habeat secum seruetque sepulchro."
Messages
1. Virgile, Énéide IV v. 1-29 | La reine blessée, 12 février 2014, 09:28, par brigitte célérité
plaisir grand, très grand, de votre retour
et plaisir de la beauté de cette plainte à laquelle donnez mots et rythme à nous accessibles, sans trahir
là j’écoute virtuellement la musique, les musiques qu’elle a inspirée
1. Virgile, Énéide IV v. 1-29 | La reine blessée, 12 février 2014, 10:48, par Danielle Carlès
Merci Brigitte. Morte de trouille à l’idée du livre IV qui occupe tant et tant nos représentations, depuis si longtemps. J’aurais moins de courage sans la présence des lecteurs.
2. Virgile, Énéide IV v. 1-29 | La reine blessée, 13 février 2014, 13:55, par Dominique Hasselmann
Vous revoici...
Normal donc que "Phébus de sa lumière..." balaie la terre.
1. Virgile, Énéide IV v. 1-29 | La reine blessée, 13 février 2014, 16:27, par Danielle Carlès
La belle lumière du Nord en ce moment, n’est-ce pas ? (et sinon je rougis, mais je me dis "cum grano salis", ce que le correcteur bien sûr n’entend pas).
3. Virgile, Énéide IV v. 1-29 | La reine blessée, 13 février 2014, 19:38, par czottele
heureuse de te lire de nouveau ici... et avec quel texte, quelle émotion, je retrouve cette belle reine blessée !
1. Virgile, Énéide IV v. 1-29 | La reine blessée, 14 février 2014, 10:18, par Danielle Carlès
mais comment font ceux qui écrivent tous seuls dans leur coin, sans un soutien amical, sans lecture bienveillante (mais critique possible aussi :-) ) ? je n’irais pas bien loin - merci, Christine