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Virgile, Enéide III v. 132-179 | La Crète
lundi 7 octobre 2013, par
Alors, impatient de la ville appelée de mes vœux, je fais bâtir des murs
et je l’appelle Pergamée, et j’exhorte mon peuple, heureux de ce nom,
à aimer ses foyers et à élever haut les toits d’une citadelle.
[135] Déjà les navires sont tirés au sec sur la grève
et les jeunes gens occupés au mariage et à de nouveaux labours,
je dictais les lois et les lieux d’habitation, quand soudain infectant les corps,
dans une atmosphère viciée, et désolant
arbres et plantes, vint une épidémie et une année porteuse de mort.
[140] On abandonnait le souffle si doux de la vie ou l’on traînait son corps
malade, puis Sirius, brûlant nos champs, les rendait stériles,
l’herbe se calcinait et les moissons malades nous refusaient la subsistance.
Mon père nous exhorte à revenir devant l’oracle d’Ortygie et Phébus,
en retraversant la mer, et à implorer sa bienveillance :
[145] quel terme pouvait-il mettre à cet épuisement ? de quel côté
chercher de l’aide pour nos épreuves ? où mettre le cap ?
C’était la nuit, et sur terre le sommeil tenait les êtres vivants.
Les effigies sacrées de nos dieux et les Pénates phrygiens
que j’avais emportés avec moi de Troie, arrachés aux flammes de la ville
[150] apparurent devant mes yeux, ils se tenaient à côté de moi couché
dans le sommeil, avec l’évidence d’une grande clarté, car
la pleine lune se répandait à flot à travers les fenêtres,
puis ils me parlaient et m’ôtaient ainsi toute inquiétude :
« Ce qu’Apollon te dirait si tu te déplaçais à Ortygie,
[155] il le prophétise ici et c’est nous, oui, qu’il a décidé d’envoyer sur ton seuil,
nous qui t’avons suivi, toi et tes armes, dans l’incendie de la Dardanie,
nous qui avons traversé la mer houleuse avec ta flotte sous ta conduite,
et qui élèverons jusqu’aux étoiles tes descendants du futur
et donnerons à leur ville un empire. Toi pour de grandes choses donne-toi
[160] de grands remparts et n’abandonne pas ta fuite, ton épreuve encore longue.
Il faut changer de place, ce n’est pas ce rivage que t’a conseillé
l’Apollon de Délos, il ne t’a pas ordonné de t’installer en Crète.
Il y a un pays, les Grecs lui donnent le nom d’Hespérie,
C’est une terre antique, puissante par ses armes et au sol abondant,
[165] Les Œnotres l’ont habitée, mais maintenant on dit que les nouvelles générations
L’ont appelée Italie, d’après le nom de leur chef. [1]
Là nous avons nos propres maisons, de là Dardanus est issu
et Iasius père, première lignée donnant naissance à la nôtre.
Allons, lève-toi, et joyeusement va rapporter à ton père au grand-âge
[170] ces mots sans équivoque : qu’il cherche Corythus et les terres
d’Ausonie, Jupiter te refuse les champs dictéens. »
Sous le coup de cette apparition et de la voix des dieux —
car il n’y avait nulle torpeur, mais je reconnaissais face à moi leurs visages,
leurs chevelures voilées et leurs traits imperturbables, je le croyais vraiment
[175] et une sueur glacée coulait de tout mon corps —
je m’arrache des draps et je tends mes mains ouvertes tournées
vers le ciel avec une prière, puis je verse en offrande
une pure libation dans le foyer. Le rite accompli, avec bonheur
j’informe Anchise, lui exposant la situation point par point.
Lecture avec le texte latin
Alors, impatient de la ville appelée de mes vœux, je fais bâtir des murs
Ergo auidus muros optatae molior urbis,
et je l’appelle Pergamée, et j’exhorte mon peuple, heureux de ce nom,
Pergameamque uoco, et laetam cognomine gentem
à aimer ses foyers et à élever haut les toits d’une citadelle.
hortor amare focos arcemque attollere tectis.
[135] Déjà les navires sont tirés au sec sur la grève
135 Iamque fere sicco subductae litore puppes ;
et les jeunes gens occupés au mariage et à de nouveaux labours,
conubiis aruisque nouis operata iuuentus ;
je dictais les lois et les lieux d’habitation, quand soudain infectant les corps,
iura domosque dabam : subito cum tabida membris,
dans une atmosphère viciée, et désolant
corrupto caeli tractu, miserandaque uenit
arbres et plantes, vint une épidémie et une année porteuse de mort.
arboribusque satisque lues et letifer annus.
[140] On abandonnait le souffle si doux de la vie ou l’on traînait son corps
140 Linquebant dulcis animas, aut aegra trahebant
malade, puis Sirius, brûlant nos champs, les rendait stériles,
corpora ; tum sterilis exurere Sirius agros ;
l’herbe se calcinait et les moissons malades nous refusaient la subsistance.
arebant herbae, et uictum seges aegra negabat.
Mon père nous exhorte à revenir devant l’oracle d’Ortygie et Phébus,
Rursus ad oraclum Ortygiae Phoebumque remenso
en retraversant la mer, et à implorer sa bienveillance :
hortatur pater ire mari, ueniamque precari :
[145] quel terme pouvait-il mettre à cet épuisement ? de quel côté
145 quam fessis finem rebus ferat ; unde laborum
chercher de l’aide pour nos épreuves ? où mettre le cap ?
temptare auxilium iubeat ; quo uertere cursus.
C’était la nuit, et sur terre le sommeil tenait les êtres vivants.
Nox erat, et terris animalia somnus habebat :
Les effigies sacrées de nos dieux et les Pénates phrygiens
effigies sacrae diuom Phrygiique Penates,
que j’avais emportés avec moi de Troie, arrachés aux flammes de la ville
quos mecum a Troia mediisque ex ignibus urbis
[150] apparurent devant mes yeux, ils se tenaient à côté de moi couché
150 extuleram, uisi ante oculos adstare iacentis
dans le sommeil, avec l’évidence d’une grande clarté, car
in somnis, multo manifesti lumine, qua se
la pleine lune se répandait à flot à travers les fenêtres,
plena per insertas fundebat luna fenestras ;
puis ils me parlaient et m’ôtaient ainsi toute inquiétude :
tum sic adfari et curas his demere dictis :
« Ce qu’Apollon te dirait si tu te déplaçais à Ortygie,
’Quod tibi delato Ortygiam dicturus Apollo est,
[155] il le prophétise ici et c’est nous, oui, qu’il a décidé d’envoyer sur ton seuil,
155 hic canit, et tua nos en ultro ad limina mittit.
nous qui t’avons suivi, toi et tes armes, dans l’incendie de la Dardanie,
Nos te, Dardania incensa, tuaque arma secuti,
nous qui avons traversé la mer houleuse avec ta flotte sous ta conduite,
nos tumidum sub te permensi classibus aequor,
et qui élèverons jusqu’aux étoiles tes descendants du futur
idem uenturos tollemus in astra nepotes,
et donnerons à leur ville un empire. Toi pour de grandes choses donne-toi
imperiumque urbi dabimus : tu moenia magnis
[160] de grands remparts et n’abandonne pas ta fuite, ton épreuve encore longue.
160 magna para, longumque fugae ne linque laborem.
Il faut changer de place, ce n’est pas ce rivage que t’a conseillé
Mutandae sedes : non haec tibi litora suasit
l’Apollon de Délos, il ne t’a pas ordonné de t’installer en Crète.
Delius, aut Cretae iussit considere Apollo.
Il y a un pays, les Grecs lui donnent le nom d’Hespérie,
Est locus, Hesperiam Grai cognomine dicunt,
C’est une terre antique, puissante par ses armes et au sol abondant,
terra antiqua, potens armis atque ubere glaebae ;
Les Œnotres l’ont habitée, mais maintenant on dit que les nouvelles générations
165 Oenotri coluere uiri ; nunc fama minores
L’ont appelée Italie, d’après le nom de leur chef.
Italiam dixisse ducis de nomine gentem :
Là nous avons nos propres maisons, de là Dardanus est issu
hae nobis propriae sedes ; hinc Dardanus ortus,
et Iasius père, première lignée donnant naissance à la nôtre.
Iasiusque pater, genus a quo principe nostrum.
Allons, lève-toi, et joyeusement va rapporter à ton père au grand-âge
Surge age, et haec laetus longaeuo dicta parenti
[170] ces mots sans équivoque : qu’il cherche Corythus et les terres
170 haud dubitanda refer : Corythum terrasque requirat
d’Ausonie, Jupiter te refuse les champs dictéens. »
Ausonias ; Dictaea negat tibi Iuppiter arua.’
Sous le coup de cette apparition et de la voix des dieux —
Talibus attonitus uisis et uoce deorum---
car il n’y avait nulle torpeur, mais je reconnaissais face à moi leurs visages,
nec sopor illud erat, sed coram adgnoscere uoltus
leurs chevelures voilées et leurs traits imperturbables, je le croyais vraiment
uelatasque comas praesentiaque ora uidebar ;
[175] et une sueur glacée coulait de tout mon corps —
175 tum gelidus toto manabat corpore sudor
je m’arrache des draps et je tends mes mains ouvertes tournées
corripio e stratis corpus, tendoque supinas
vers le ciel avec une prière, puis je verse en offrande
ad caelum cum uoce manus, et munera libo
une pure libation dans le foyer. Le rite accompli, avec bonheur
intemerata focis. Perfecto laetus honore
j’informe Anchise, lui exposant la situation point par point.
Anchisen facio certum, remque ordine pando.
[1] Voir Virgile, Énéide I v. 520-560 | Les Troyens sont-ils bienvenus ? le passage identique dans le discours d’Ilionée (v.530-533).