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Horace, Satires I 3 | Contre les jugeurs et les raisonneurs, pour la simple justice et l’amitié

vendredi 18 novembre 2011, par Danielle Carlès

Tous les chanteurs ont ce défaut : quand ils sont avec des amis, si on les invite à chanter, ils ne s’y mettent jamais, si on ne leur demande rien, ils n’arrêtent plus. Tigellius le Sarde avait bien ce défaut. Il n’aurait servi à rien que César [1], qui aurait pu le contraindre, le sollicite au nom de l’amitié qui le liait à son père, au nom de leur propre amitié. Mais s’il lui prenait fantaisie, il se mettait à vocaliser "Io Bacchae" [2] de l’entrée au dessert, sur toutes les notes de la gamme, de la plus haute à la plus basse. Il n’y avait rien de stable dans cet homme-là : on le voyait courir comme s’il fuyait devant l’ennemi, et l’instant d’après on aurait dit qu’il transportait les objets du culte de Junon. Il comptait parfois chez lui deux cents esclaves, parfois à peine dix. Un jour il n’avait à la bouche que rois et princes, que rêves de grandeur, et un autre : "Pourvu que j’aie une petite table avec juste un peu de sel dans une coquille, et une toge, même grossière, pour me protéger du froid ...". Mais tu aurais donné un million à cet homme économe et content de peu, cinq jours après il ne serait plus resté un seul sou dans la caisse. Il pouvait veiller toute la nuit jusqu’au matin, ou ronfler toute une journée. Jamais personne ne fut moins égal à soi-même. (1-19)

Là, on pourrait me dire : "Et toi ? Tu n’as aucun défaut peut-être ?" Oui, bien sûr, d’autres, et même probablement de plus... petits ! Mænius s’en prenait à Novius pendant son absence. "Oh toi, tu ne te connais pas" dit quelqu’un "ou alors tu t’imagines que tu peux nous en faire accroire, comme si on ne te connaissait pas ?" "Quand il s’agit de moi, je suis très indulgent" répondit Mænius. Voilà une façon d’aimer ses amis stupide et malhonnête, et qui mérite qu’on s’y arrête. Ainsi, tu regardes tes propres défauts avec des yeux chassieux pleins de crasse, mais à l’égard de tes amis ta vue devient plus perçante que celle d’un aigle ou du serpent d’Epidaure [3] ? Pourquoi donc ? Cela se retourne contre toi, et ils scrutent de leur côté tout ce qui ne va pas chez toi. (19-28)

Il est un peu trop soupe au lait, il ne correspond pas au goût délicat de ces messieurs, il fait rire avec ses cheveux mal coupés, sa toge qui glisse des épaules, ses sandales attachées au pied par un nœud trop lâche. Mais c’est le meilleur homme qu’on puisse imaginer, mais c’est un véritable ami pour toi, mais sous ce corps sans élégance se cache une intelligence exceptionnelle. Secoue ton propre pot, à la fin, pour voir ce qu’il contient ! Quelque petit défaut, peut-être ? Semé en toi par la nature ou par une mauvaise habitude ? Car dans les champs qu’on néglige s’installe la fougère, qu’il faudra brûler pour s’en débarrasser. (29-37)

Tournons-nous plutôt de ce côté : l’amant, aveuglé, s’abuse sur les défauts les plus laids de celle qu’il aime, parfois même il tombe sous leur charme, comme Balbinus avec le polype d’Hagna [4]. Je voudrais qu’en amitié on se trompe de la même manière, et que l’on donne à ce genre d’erreur le beau nom de vertu. (38-42)

Et nous devons faire, avec un ami, comme fait un père avec son enfant, ne manifester aucune répugnance, s’il a quelque défaut visible. Car un père va donner à son fils qui louche le surnom de "Strabon" (celui qui a le regard en coin) ou celui de "Pullus" (poulet), s’il est vraiment de petite taille, comme l’était le nain Sisyphe [5]. Il lui donne tendrement le petit nom de "Varus" (celui qui a les genoux en dedans), si ses jambes sont tordues, de "Scaurus" (pied-bot), s’il est boiteux avec des pieds contrefaits. (43-48)

Celui-ci regarde trop à la dépense, disons de lui qu’il est économe. Cet autre avec maladresse se met un peu trop en avant. Venant de lui, c’est une forme de prévenance à l’égard de ses amis. Mais il n’a pas de manières et il prend trop de libertés, il dépasse les bornes ! Reconnaissons sa franchise et son courage. Il s’emporte comme le lait sur le feu. Voyons-y la manifestation d’un caractère énergique. C’est la bonne manière, j’en ai la conviction, pour nouer solidement les liens de l’amitié, et pour les conserver. (49-54)

Mais nous, bien au contraire, nous prenons à l’envers les qualités elles-mêmes et notre obsession maladive, c’est de salir le vase qui se trouve être propre. Voilà dans notre entourage un honnête homme, à la contenance très modeste. Nous l’affublons des surnoms de borné, de lourdaud. Celui-ci évite tous les pièges et s’efforce de ne jamais prêter ouvertement le flanc à la méchanceté, dès lors qu’il fréquente un milieu où florissent les pointes acérées de la jalousie et de la calomnie. Au lieu d’y voir du bon sens et de la prudence, nous le traitons d’astucieux hypocrite. Et celui qui se montre un peu trop ingénu, comme je l’ai souvent fait avec toi de bon cœur, Mécène, en dérangeant ta lecture ou ton silence par un propos inattendu : "Le grossier personnage" disons-nous "en voilà un qui manque vraiment de savoir-vivre !" (55-66)

Hélas ! Quelle inconscience ! Cette loi injuste c’est contre nous-mêmes que nous l’édictons ! Car personne n’est sans défaut. Le meilleur n’est que celui sur qui pèsent les plus légers. La bonne règle, pour qui m’aime tendrement, c’est de mettre en regard mes qualités et mes défauts. Quand bien même ceux-ci seraient très nombreux, pourvu que les qualités le soient tout autant, il penchera en leur faveur, s’il veut lui-même être aimé. En respectant cette condition, il sera pesé sur la même balance. Car celui qui demande qu’un ami ne s’offusque pas de ses propres tumeurs n’ira pas lui reprocher ses verrues. Il est juste, quand on réclame de l’indulgence pour ses erreurs, de l’accorder aux autres en retour. (66-75)

Voici enfin le dernier point : c’est un fait qu’il est impossible d’extirper totalement des pauvres fous que nous sommes le vice de la colère, ni aucun autre d’ailleurs. Mais pourquoi renoncer à la pondération et à la mesure que nous dicte la raison ? Pourquoi renoncer à appliquer à chaque situation une punition en rapport avec le crime ? Imaginons que quelqu’un fasse mettre en croix un esclave au motif que, chargé de desservir un plat, il aurait léché un reste de poisson ou du jus encore tiède. Au jugement de tous les gens sensés, cet homme passerait pour plus fou encore que ce fou de Labéon [6]. On peut pourtant plonger plus loin dans le délire et se tromper davantage. Un ami a commis un faux-pas sans gravité, que tu dois normalement oublier, sauf à passer pour un mauvais coucheur. Or voilà que tu te mets à le détester férocement et à l’éviter, comme un débiteur évite Ruson [7], quand revient pour ce malheureux la date fatidique des Calendes et qu’il ne sait plus de quel côté se tourner pour trouver le montant du capital ou des intérêts. Car alors il se retrouve cloué au pilori, le cou distendu, condamné ... à entendre sans fin des histoires insupportables. (76-89)

Ainsi, après avoir trop bu, il a uriné sur le lit ou il a fait tomber de la table une petite assiette passée entre les mains d’Évandre. A cause de ça, ou parce que, affamé, il a pris ma part de poulet, celle qui était posée devant moi dans le plat, il ne serait plus pour moi l’ami très cher qu’il était ? Que ferais-je s’il m’avait volé, s’il avait trompé ma confiance ou trahi sa parole ? Ceux qui professent la théorie que les fautes, en gros, sont équivalentes, sont bien embarrassés quand on se retrouve sur le terrain de la réalité. Le bon sens et la coutume s’y opposent, ainsi que tout l’intérêt d’une vie en société, sur lequel reposent, pour ainsi dire, la justice et l’égalité. (90-98)

Lorsque les premiers hommes, prenant vie, sortirent en rampant de la terre, ils n’étaient que des bêtes muettes et grossières. Ils se battaient pour des glands et une tanière, avec les ongles, avec les poings. Puis ils prirent des bâtons, et, le temps passant, des armes que l’expérience leur avait fait imaginer, jusqu’au moment où ils inventèrent les mots et les noms pour noter les paroles et les idées. A partir de ce jour ils commencèrent à renoncer à la guerre, à fortifier les villes et à établir des lois pour interdire le vol, le brigandage et l’adultère. Car bien avant Hélène des guerres terribles furent déclenchées pour le cul d’une femme, mais on y mourait d’une mort anonyme. Le plus fort, comme le taureau du troupeau, tuait ceux qui tentaient de voler un plaisir sans lendemain, en montant sur les femelles comme des animaux. (99-110)

Tu es obligé de reconnaître que c’est la peur de subir l’injustice qui a fait inventer le droit, si tu veux bien dérouler les grands moments du temps et l’histoire du monde. La nature ne permet pas de mettre entre le juste et l’injuste la même frontière infranchissable qu’entre le bien et le mal, entre les choses à fuir et celles qu’il faut rechercher, et la raison ne permet pas davantage de faire triompher la thèse que le crime est identique et de même gravité, pour le voleur qui chaparde de jeunes plants de choux dans le jardin du voisin et pour le sacrilège qui dérobe pendant la nuit les objets du culte divin. La bonne règle, c’est de donner aux fautes des châtiments proportionnés, et non de brandir un fouet impitoyable contre celui à qui il ne faut qu’un léger coup de martinet. (111-119)

Je ne crains pas, en revanche, que tu appliques la férule à celui à qui mériterait une correction plus sérieuse, puisque d’après toi un larcin et le vol organisé c’est du pareil au même, et que tu menaces de nettoyer avec la même faux les grands crimes et les petits délits ... si seulement les hommes faisaient de toi leur roi. "Mais si le sage en tant que tel est un homme riche, et un bon cordonnier, et le seul vraiment beau, et roi, pourquoi souhaites-tu obtenir ce que tu as déjà ?" — "Tu n’as pas bien appris ce que dit Chrysippe, notre père." répond-il "Le sage n’a jamais confectionné pour lui-même une sandale ou un soulier, cela ne l’empêche pas d’être un cordonnier." — "Et comment ça ?" — "Exactement comme Hermogène reste un chanteur et un excellent musicien, même quand il se tait, comme Alfénus [8], cet habile artisan, était encore un cordonnier, même après avoir délaissé son outillage et fermé son atelier. Voilà comment dans tous les domaines le sage est le meilleur artisan, voilà comment lui seul est roi !" (120-133)

Avec effronterie les enfants viennent te tirailler la barbe. Si tu ne les repousses pas avec ton bâton, ils vont se mettre en cercle autour de toi, ils vont te houspiller, t’empêcher d’avancer. Toi, misérablement, tu éclates de colère, tu leur aboies dessus, ô le plus grand de tous les rois ! Inutile d’en rajouter. Pendant que son Altesse ira au bain pour une petite pièce de monnaie, sans personne d’autre pour l’accompagner que ce sot de Crispinus, moi, qui ne suis qu’un pauvre fou, je commettrai peut-être quelque erreur, dont mes amis avec indulgence ne me tiendront pas rigueur, en retour je supporterai leurs fautes de bon cœur, et je vivrai plus heureux, en simple citoyen, que toi comme roi. (133-142)


[1Tous les "empereurs" romains sont appelés "César". Il s’agit ici d’Octave, devenu ensuite Auguste.

[2"Oh les Bacchantes..." Euh... rien à voir avec de grandes moustaches, mais bien avec le culte de Bacchus.

[3Epidaure est le lieu de culte d’Asclépios (Esculape romain), dieu de la médecine. Celui-ci a pour attribut le bâton dit "d’Asclépios", autour duquel s’enroule un serpent.

[4Personnages inconnus.

[5C’était le nain de Marc Antoine.

[6Le personnage n’est pas autrement identifié.

[7Ce Ruson est à la fois usurier et auteur d’ouvrages historiques.

[8Alfenus Varus de Crémone fut d’abord cordonnier, puis devint jurisconsulte et consul en 39 av. J.-C.

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