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Horace, Satires I 1 | Où il est question d’accumulation des richesses et de compétition

vendredi 4 novembre 2011, par Danielle Carlès

Comment se fait-il, Mécène, que personne ne soit content de son sort, ni celui qui l’a mûrement calculé, ni celui qui le doit au seul hasard ? Et que l’on vante toujours le bonheur de ceux qui suivent d’autres directions que soi ? (1-3)

"Ce sont les marchands qui sont heureux !", dit le soldat quand il sent le poids des ans, et son corps perclus par les efforts accumulés. Mais de son côté le marchand, quand les Austers malmènent son navire : "Il vaut mieux être militaire. Parce que quoi ? On monte au combat, et en moins d’une heure on trouve une mort rapide ou une victoire lucrative." Le docteur en droit exalte le sort de l’agriculteur, quand, au chant du coq, on frappe à sa porte pour une consultation. L’autre, tiré de sa campagne pour venir régler en ville une affaire de caution dont il est le garant, proclame qu’on ne peut vivre heureux qu’à Rome. (4-12)

Des exemples de ce genre, il y en a assez pour épuiser la verve de Fabius [1], pourtant intarissable. Je ne vais pas te faire perdre ton temps, écoute où je veux en venir. (13-15)

Si un dieu leur disait : "Voilà, à partir de maintenant je m’engage à réaliser vos voeux : toi, le militaire, tu seras un marchand, toi, le professeur de droit, tu vas devenir paysan. Vous là-bas, et vous de ce côté, bougez de votre place, échangez vos rôles ! Eh ! vous ne bronchez pas ?" ils n’en voudraient pas. Pourtant, ce serait l’occasion d’être heureux ! Jupiter aurait toutes les raisons de se mettre en colère et d’enfler ses deux joues en déclarant qu’après ça plus question de prêter l’oreille à leurs vœux avec autant de complaisance ! (15-22)

Continuons, mais je ne vais pas garder jusqu’au bout ce ton de plaisanterie (cependant qu’est-ce qui empêche qu’on dise des choses vraies avec le sourire ? comme les maîtres qui ont l’habitude d’amadouer les enfants avec des friandises pour leur faire apprendre les lettres de l’alphabet). Mais, bon, laissons le jeu de côté, et traitons sérieusement le sujet ! (23-27)

Cet homme qui s’éreinte à retourner la terre si lourde sous la charrue, ce filou d’aubergiste, le soldat ou les marins qui courent les mers avec témérité, tous n’ont qu’une seule idée en tête au milieu de leurs épreuves, c’est, disent-ils, d’assurer à leur vieillesse une retraite tranquille, lorsqu’ils auront suffisamment amassé de quoi vivre. Ils font comme la fourmi (on la donne en exemple), toute petite et grande travailleuse, qui traîne avec sa bouche tout ce qu’elle peut et va l’ajouter au tas qu’elle amoncèle pour l’avenir, avec bon sens et prévoyance. (28-35)

Mais la fourmi, elle, sitôt que le Verseau inverse le cours de l’année en apportant de l’ombre, ne va plus ramper nulle part et profite avec sagesse de ses provisions, alors que toi rien ne te détourne du profit, ni la chaleur brûlante, ni l’hiver, ni le feu, ni la mer, ni le fer, rien ne t’arrête, tant qu’il en reste un autre plus riche que toi ! (36-40)

Quel plaisir prends-tu à enterrer dans un trou creusé en cachette, tremblant de peur, une énorme quantité d’or et d’argent ? "Mais si on l’entamait, on le consommerait jusqu’au dernier petit sou !" Ah oui ! Mais si tu n’en fais rien, qu’a-t-il de beau ce tas que tu as construit ? (41-44)

Quand on aura battu sur ton aire cent mille boisseaux de froment, pour autant ton estomac ne contiendra pas plus que le mien. De même, si tu étais un esclave qu’on emmène au marché pour le vendre avec d’autres, et que c’est toi par hasard qui transportais, chargé sur l’épaule, le filet qui contient le pain, tu n’en recevrais pourtant pas plus que celui qui n’a rien porté. Ou encore, dis-moi, à l’échelle de la nature, cela fait-il une différence de posséder cent arpents ou mille à labourer ? "Mais c’est un tel plaisir de se servir sur un gros tas !" Du moment que tu nous laisses puiser une égale quantité sur un tas plus petit, quelle raison de vanter si fort tes greniers par rapport à nos coffres à blé ? C’est comme si tu avais besoin d’eau, mais pas plus d’une urne ou d’un cyathe, et que tu dises : "J’aimerais mieux prendre la même quantité à un grand fleuve plutôt qu’à cette petite source." Voici ce qui risque d’arriver à ceux qui aiment l’abondance au-delà de la juste mesure : que la violence de l’Aufide les arrache en même temps que la rive et les emporte. Mais celui qui ne désire que le peu dont il a besoin, celui-là ne puise pas de l’eau troublée par la boue et ne perd pas sa vie dans les flots. (45-60)

C’est une bonne partie des hommes qui se laisse prendre au piège trompeur du désir de richesses. Ils disent : "Il n’y a jamais assez, car on t’estime à la mesure de ce que tu possèdes." Que peux-tu faire pour ces gens-là ? Qu’ils soient donc malheureux, si c’est vraiment ce qu’ils veulent ! Comme cet homme à Athènes, avare et riche, qui se plaisait, dit-on, à exprimer ainsi son mépris des quolibets du peuple : "On me siffle en public, chez moi je m’applaudis, dès que je contemple l’argent dans mon coffre." (61-67)

Tantale a toujours soif, l’eau qu’il cherche à attraper coule à flot, mais fuit ses lèvres. Tu ris ? Change le nom, cette fable parle de toi : tu dors sur des sacs d’or entassés de tous côtés, la bouche toujours ouverte pour attraper des miettes, et tu t’obliges à ne pas les toucher comme s’ils étaient sacrés, à en jouir seulement comme des images peintes. Tu ne sais pas ce que peut l’argent ? à quoi il sert ? A acheter du pain, des légumes, une mesure de vin, et au-delà, tout ce qu’on ne peut refuser à notre nature humaine sans en souffrir. Mais veiller nuit et jour, mort de peur, à redouter les méfaits des voleurs, les incendies, les esclaves qui peut-être vont s’enfuir en te dépouillant, c’est ça ton plaisir ? Si ce sont là des biens, je prierais, moi, pour être toujours le plus pauvre. (68-79)

Et si ton corps est saisi d’un malaise sous les attaques du froid, ou qu’un autre accident te cloue au lit, as-tu quelqu’un qui vienne à ton chevet, prépare de quoi te calmer, supplie le médecin de te remettre sur pied et de te rendre à ceux que tu aimes, tes enfants et tes proches ? Ta femme ne veut pas que tu t’en sortes, ni ton fils. Tout le monde te déteste, tes voisins, tes connaissances, tous les garçons et toutes les filles. Dois-tu être étonné, toi qui sacrifie tout à l’argent, si personne ne t’accorde un amour que tu n’as pas su te gagner ? ou si tu ne réussis pas à retenir auprès de toi ceux de ta famille, à conserver leur amitié : la nature te les donne, mais tu ne fais aucun effort. Pour toi ce serait peine perdue, comme si on voulait mettre un mors à un âne pour lui apprendre à faire docilement la course au Champ de Mars ! (80-91)

Bref, qu’il y ait une limite à la recherche du profit ! A chaque fois que ton bien augmente, il faut que diminue ta peur de la pauvreté et tu dois commencer à restreindre tes efforts, dès que tu as obtenu ce que tu désirais. Ne fais pas comme cet Ummidius [2] (l’histoire n’est pas longue) : riche d’argent à la pelle, avare au point de ne jamais s’habiller mieux qu’un esclave, jusqu’à son dernier moment il n’avait qu’une peur, c’était de se trouver acculé à la mort par manque de nourriture. Mais une affranchie le trancha en deux d’un coup de hache, vaillante Tyndaride ! (92-100)

"Qu’es-tu donc en train de me conseiller ? De vivre comme Nævius [3] ou Nomentanus ?" Te voilà encore à confronter des comportements exactement opposés l’un à l’autre. Quand je condamne un avare, je ne te dis pas de devenir un dissipateur et un débauché. Entre Tanaïs et le beau-père de Visellius [4] il y a quelque chose d’autre. Il y a une mesure dans les choses. Il y a au bout du compte des limites fixées, en deça et au-delà desquelles le bien ne peut pas se trouver. (101-107)

Je reviens à mon point de départ : que personne, à cause du désir de s’enrichir, n’est content de soi et qu’on accorde plutôt ses éloges à ceux qui suivent d’autres voies, qu’on dépérit à l’idée que la chèvre du voisin a un pis plus gonflé, et que, sans se comparer à la foule plus nombreuse des plus pauvres que soi, on s’épuise à dépasser un tel et encore un tel. On a beau se presser, on trouve toujours sur sa route quelqu’un de plus riche. Comme un aurige, dès que les stalles s’ouvrent et que les sabots des chevaux emportent les chars, on n’a de cesse de revenir sur l’attelage qui vient de passer devant, et l’on méprise celui qu’on laisse derrière soi et qui va se perdre parmi les derniers. Voilà ce qui fait que nous ne trouvons pas souvent quelqu’un pour reconnaître qu’il a vécu heureux et, le moment venu, quitte la vie satisfait, comme un invité comblé. (108-119)

Cela suffit à présent. Je ne voudrais pas que tu penses que j’ai dévalisé le secrétaire de Crispinus aux yeux chassieux, et je n’ajouterai plus un mot. (120-121)


[1Q. Fabius Maximus, de Narbonne, chevalier romain du parti de Pompée, auteur de plusieurs ouvrages de philosophie stoïcienne.

[2Ce personnage n’est pas autrement connu.

[3Pas de certitude sur ce personnage, qui incarne ici un dissipateur.

[4Tanaïs est un eunuque, le beau-père de Visellius est porteur d’une hernie inguinale. On comprend quelle est la nature du "quelque chose" qui se trouve entre Tanaïs et le beau-père de Visellius. L’idée est la suivante : tout le monde n’est pas comme Tanaïs ou le beau-père de Visellius (représentant chacun une situation extrême - et fausse -), bien au contraire.

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