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Horace, Satires II 3 | La ronde des fous
dimanche 19 février 2012, par
écrire ? toujours la même question
Si tu n’écris qu’un peu de temps en temps, du genre à réclamer un parchemin [1] moins de quatre fois dans l’année, et à composer des vers qui ne sont même pas à la hauteur d’une conversation de tous les jours, sans arrêt à raccommoder tout ce que tu écris, toujours fâché contre toi-même parce que tu donnes trop de temps au vin et au sommeil, comment les choses se feront-elles ? (1-4)
Et dire que tu es venu exprès te réfugier ici pendant les Saturnales. Donc, puisque te voilà sobre, dis-nous quelque chose à la hauteur de tes promesses. Commence ! Rien ? Inutile de t’en prendre à ta plume. Et le mur n’y est pour rien, innocente victime, née pour subir la colère des dieux et des poètes ! Tu nous avais pourtant un de ces airs menaçants ! Il fallait s’attendre à de grandes merveilles, une fois libre de toute contrainte, bien à l’abri au chaud dans ta petite villa ! A quoi pensais-tu en entassant les uns sur les autres Platon et Ménandre, et Eupolis, et Archiloque ? Pourquoi prendre avec toi de si prestigieux compagnons ? (4-12)
Es-tu prêt à abandonner ton courage pour faire taire la haine ? On t’écraseras sous le mépris, malheureux ! Tu ne dois pas l’écouter, la Sirène trompeuse qui te dit de ne rien faire, ou alors renoncer sans broncher à tout ce que tu as obtenu dans une vie meilleure. (13-16)
Puissent les dieux et les déesses, Damasippe, te faire cadeau d’un barbier pour ce conseil sincère ! Mais d’où vient que tu me connais si bien ? (16-18)
un expert
Depuis que j’ai tout perdu dans un naufrage au beau milieu du Janus, je m’occupe des affaires des autres, puisque qu’on m’a dépossédé des miennes. Car j’aimais bien fouiner, avant : trouver un bassin de bronze où le rusé Sisyphe s’était lavé les pieds, juger si telle gravure manquait de travail, si tel bronze était trop mal fondu. J’étais un expert, je pouvais mettre sur la table cent mille sesterces, tiens pour cette sculpture, là ! J’étais le premier à savoir négocier avec un bénéfice la vente de jardins et de maisons d’exception. Pour tout ça, dans le petit monde des carrefours passants on m’avait surnommé "celui de Mercure" [2]. (18-26)
Oui, je sais, et c’est merveille que tu te sois guéri de cette maladie. A vrai dire, une nouvelle a merveilleusement chassé l’ancienne. Ça arrive souvent. On a mal à la tête ou au côté, et la douleur migre vers le cœur. On est en léthargie, d’un coup on a envie de boxer et on se jette sur son médecin. Tant que ce n’est rien de ce genre, sois malade comme tu voudras ! (26-31)
toi aussi tu es fou, et ça ne fait que commercer
O mon bon ami, ne te trompe pas : toi aussi tu es fou et pour ainsi dire tout le monde est fou, comme nous le serine Stertinius qui a chance d’être dans le vrai. C’est de lui que je tiens cette admirable pensée, recopiée dans mes cahiers comme un bon élève. À l’époque il m’avait d’abord réconforté, puis il m’a invité à me laisser pousser la barbe du sage, et tourner le dos au pont Fabricius [3], sans amertume. Car à force de mauvaises affaires j’avais décidé de me jeter dans le fleuve la tête emmaillotée. Il s’est trouvé à droite de moi et m’a dit : (31-38)
la leçon de Chrysippe
Garde-toi de rien commettre contre toi, tu ne le mérites pas ! La honte qui t’étreint est sans objet, fou qui redoutes le jugement des autres fous parmi lesquels il vit. Je vais commencer par examiner ce qu’est la folie. S’il s’avère qu’on ne la trouve que chez toi, je n’ajouterai pas un mot pour t’empêcher de mourir avec courage. (38-42)
Quiconque est poussé par une misérable sottise, quiconque s’aveugle par ignorance de la vérité est déclaré fou par le Portique de Chrysippe et ceux qui le suivent. Tombent sous le coup de ce jugement les peuples comme les grands rois, seule exception, le sage. (43-46)
Ecoute maintenant pourquoi ils sont aussi fous que toi, tous ceux qui t’ont collé l’étiquette de fou. Imagine-toi dans la forêt. Les promeneurs s’égarent, ils quittent le bon sentier, se dispersent de tous les côtés, l’un s’en va à gauche, l’autre à droite : une seule et même erreur pour tous les deux, mais qui les fait se tromper dans des directions différentes. Telle est ta folie, crois-le, sans que celui qui se moque de toi soit plus sage d’une miette, lui aussi traîne une queue derrière lui. (46-53)
Il y a ce genre de folie qui consiste à avoir peur quand il n’y a rien à craindre : être sur une plaine et se plaindre que le feu, que les falaises, que les fleuves font obstacle. Il y a l’autre, complètement opposé, mais sans une once supplémentaire de bon sens, qui pousse à se jeter au milieu du feu ou du fleuve. Sa mère aimante, son honorable sœur, son père et toute la famille, son épouse pourraient lui crier : "Ici, un énorme fossé ! Là, une immense falaise ! Attention !" il n’entendra rien, pas plus que Fufius le jour où, ivre, il jouait Ilioné endormie, pendant que mille deux cents Catiénus reprenaient en chœur : "Mère, je t’appelle !". (53-62)
plus fou que fou
Je vais te démontrer que le monde entier est fou, souffrant d’égarement sur le modèle que je viens de décrire. (62-63)
La folie de Damasippe c’est d’acheter de vieilles statues. Est-il sain d’esprit celui qui fait crédit à Damasippe ? (64-65)
Soit. Si je te disais : "Accepte de prendre quelque chose que tu ne me rendras jamais !" serais-tu fou de l’accepter, ou plus fou encore de refuser cette bonne aubaine due à la bienveillance de Mercure ? (66-68)
Inscris sur ton livre de compte dix reconnaissances de dette émises par Nérius. Insuffisant. Rajoutes-en une centaine de ce roublard de Cicuta. Rajoute encore mille obligations du même genre. Quoi que tu fasses, le scélérat, véritable Protée, glissera hors des chaînes. Quand tu le traîneras en justice, il rira, d’un rire emprunté, il se fera sanglier, puis oiseau, puis rocher, puis arbre, comme il voudra. (69-73)
Si on admet qu’échouer en affaire est le propre d’un fou, et qu’à l’inverse réussir est signe de bonne santé, le cerveau de Pérellius est le plus atteint de vous deux, crois-moi, et pas qu’un peu, puisqu’il te fait crédit de sommes dont tu ne pourras jamais t’acquitter. (74-76)
de l’ellébore pour les grands malades
J’invite à écouter et à bien arranger leur toge tous ceux d’entre vous à qui un excès d’ambition ou l’amour de l’argent brouille le teint, à qui l’intempérance, une morbide superstition ou telle autre maladie de l’esprit donne la fièvre. Venez, approchez, mettez-vous en rangs, que je vous explique la folie dont souffre chacun de vous. (77-81)
La dose maximum d’ellébore est à donner, et de loin, à ceux qu’obsèdent la richesse. Je me demande même s’il ne serait pas raisonnable de leur réserver la totalité de l’Anticyre. Les héritiers de Stabérius ont fait graver sur son tombeau le montant de leur héritage. S’ils avaient refusé, ils étaient condamnés à faire donner au peuple cent combats de gladiateurs, un banquet agencé au goût d’Arrius et autant de blé qu’en récolte l’Afrique. "Que j’aie eu tort ou raison d’exiger cela, ne me juge pas, tu n’es pas mon oncle [4]." (82-88)
Il me semble que Stabérius a fait preuve de discernement sur ce dernier point. Donc à quoi pensait-il, quand il exprima la volonté que ses héritiers gravent dans le marbre le montant de sa fortune ? Toute sa vie durant, il avait cru que la pauvreté était un très grand vice et n’évita rien avec plus d’énergie. Tant et si bien que s’il était mort moins riche d’un quart d’as, il se serait cru un vrai misérable. Car c’est un fait, toute chose, la vertu, la réputation, l’honneur, le monde des hommes et le monde des dieux, tout obéit à la richesse si belle. Celui qui a su l’entasser sera illustre, courageux, juste. Et sage ? Mais oui ! et roi aussi, et tout ce qu’il voudra. Son idée, c’était que cela lui vaudrait de grands éloges, comme s’il s’agissait du prix de la vertu. (88-98)
Qu’y a-t-il de commun entre lui et le grec Aristippe ? Celui-ci, au fin fond de la Libye, ordonna à ses esclaves de se débarrasser de l’or. Le poids les ralentissait et les mettait en retard. Lequel des deux est le plus fou ? L’exemple ne vaut rien parce qu’il conclut la question par une autre question. (98-104)
ordinaire folie
Si quelqu’un achète des cithares et les empile après dans un coin, mais sans aucune envie d’en jouer ni de servir les Muses, ou des tranchets et des emporte-pièces, mais il n’est pas cordonnier, ou des voiles de bateau, mais il n’a rien à voir avec le commerce maritime, j’entends d’ici les voix qui s’élèvent d’un peu partout pour dire que ces gens-là déraillent, qu’ils n’y pensent pas, et c’est bien vrai ! (104-108)
Y a-t-il une quelconque différence entre les précédents et celui-ci : il met de côté de l’or et de la monnaie, sans savoir à quoi employer ses réserves, sans oser y toucher comme choses sacrées ? (108-110)
Si quelqu’un veille avec sollicitude, nuit et jour, sur un énorme tas de blé, armé d’un long bâton, mais qu’il n’ose même pas, quand il a faim, toucher un grain de ce qui lui appartient et préfère se nourrir chichement de feuilles au goût amer, s’il a entreposé au fond de sa cave mille, non c’est une misère, trois cent mille jarres de Chio et de vieux Falerne, mais qu’il ne boit que du vinaigre qui pique, allons, s’il dort sur de la paille même à l’âge de soixante-dix neuf ans, tandis que son matelas sert de festin aux blattes et aux teignes, et se décompose au fond d’un coffre, sans aucun doute il passera pour fou aux yeux de... peu de monde, pour la bonne raison que la plus grande partie des hommes souffre de la même maladie ! (111-121)
folie criminelle
C’est pour ton fils, ou même un affranchi, pour qu’il puisse boire tout son soûl quand il héritera, que tu gardes ta cave sous clef, vieillard que les dieux n’aiment pas [5] ? C’est de peur que ça vienne à manquer ? De fait, si peu que ce soit, chaque jour fera fondre le tas, si tu te mets à verser sur ton chou et sur ta tête répugnante, sur ta coiffure galeuse, quelques gouttes d’une huile de meilleure qualité. Mais pour quelle raison, si tu te contentes de n’importe quoi, escroquer, détourner et voler de tous les côtés ? Alors, es-tu sain d’esprit ? (122-128)
Si tu te mettais à massacrer à coups de pierres des gens dans le public ou tes esclaves, achetés avec ton argent, tous les garçons et toutes les filles clameraient en chœur que tu es fou. Quand tu achèves ta femme avec un lacet et ta mère avec du poison, as-tu toute ta tête ? Pourquoi ? Bien sûr, la chose ne se passe pas à Argos et tu n’emploies pas le fer, tu ne te voies pas comme un Oreste tuant celle qui lui a donné le jour dans un coup de folie. Ou peut-être penses-tu qu’il n’est devenu fou qu’après le crime contre sa mère, qu’il n’était pas dément, pas sous l’emprise des monstrueuses Furies, avant l’instant où il a réchauffé la pointe de sa lame dans la gorge de sa mère ? Mieux encore, à partir du jour où, pour tout le monde, Oreste a le cerveau dérangé, toi tu ne trouves rien de grave à lui reprocher : il s’est retenu de lever l’épée contre Pylade ou sa sœur Électre, il les a juste maudits tous les deux, elle en la traitant de Furie, lui d’un autre nom, en quoi il n’a fait qu’obéir à un mouvement de sa bile jaune [6]. (128-141)
petite fable
Opimius pauvre de tout son or et de tout son argent planqué avait l’habitude de boire les jours de fête du vin de Véies à la louche de Campanie et de la piquette éventée les jours ordinaires le voilà qui tombe un beau jour en profonde léth argie son héritier s’y voyait déjà courait d’un coffre à l’ autre d’une serrure à l’autre trépignait de joie poussait à tout va des hourras venu bien rapidement son médecin fidèle toutefois avec ce moyen-là le ranime il ordonne d’installer une table de vider dessus des sacs pleins d’argent de faire venir pas mal de gens pour en compter chaque sou l’homme se redresse d’un coup l’autre ra joute alors un discours si tu ne fais pas de ton bien bonne garde ton héritier n’a qu’une envie il va tout te voler pas tant que je vivrais pour être vivant sois donc bien éveillé fais une bonne fois ce que je te dis et qu’est-ce que tu me dis la vie s’épuisera au sein de tes veines si tu te prives à l’excès si tu ne donnes pas à ton estomac délabré de quoi le nourrir comme il faut avec une bonne dose de fortifiants qu’est-ce que tu attends vas- y prends donc cette tisane de riz combien ça coûte pas cher combien à la fin huit as est- ce que ça fait une différence pour moi entre mourir de mala die ou de vols et de pillages
(142-157)
trop ou trop peu, même folie
Qui donc est sain d’esprit ? — Celui qui n’agit pas en fou. — Et l’avare alors ? — Il agit en fou et il a intégralement perdu la santé de l’esprit. — Alors, si on n’est pas avare, du même coup on est sain d’esprit ? — Pas du tout — Mais pourquoi, stoïcien ? — Je vais te le dire : "Ce malade n’a rien au cœur" - imagine que c’est Cratérus qui vient de parler. "Donc il va bien, il est prêt à se lever ?" Il répondra que non, car le poumon ou les reins sont attaqués de maladie aiguë. (158-163)
Cet homme n’est ni un menteur, ni un pingre. — Qu’il offre aux Lares un porc en sacrifice pour leur aide bienveillante ! — Mais il est ambitieux et ne connaît pas de limite. — Qu’il embarque pour Anticyre ! Quelle différence en effet, que tu jettes dans un gouffre sans fond tout ce que tu as, ou que tu n’uses jamais de ce que tu possèdes ? (164-167)
Il y a une histoire à propos de Servius Oppidius, de Canusium. Il était riche, une vieille fortune. Il avait réparti son domaine en deux propriétés, une pour chacun de ses deux fils. Au moment de sa mort, il appelle ses enfants près de son lit et leur dit : "J’avais bien remarqué, Aulus, que tu avais toujours sur toi, dans un pli de ta toge mal ajustée, tes osselets et tes noix pour les distribuer et jouer, et toi, Tibérius, que tu les comptais, que tu les cachais, l’air sérieux, dans des trous. Dès lors j’ai commencé à craindre que des folies opposées ne vous entraînent, que vous ne suiviez la pente, toi, de Nomentanus, toi, de Cicuta. C’est pourquoi ma prière, j’en atteste les dieux et nos Pénates, s’adresse à tous les deux : toi, garde-toi de diminuer, toi, d’augmenter une fortune qui a toujours été suffisante aux yeux de votre père et au regard de ce qu’impose la nature. (168-178)
En outre, de peur qu’un désir de gloire ne vienne vous chatouiller, je vais vous lier tous les deux par un serment solennel : celui de vous qui serait édile ou préteur, qu’il soit interdit du droit de tester et maudit ! Dissiper ton bien en pois chiches, en fèves, en lupins [7] pour le bonheur de te promener à ton aise dans le Cirque, pour t’y dresser en statue de bronze, tout nu, dépouillé des terres, dépouillé de la fortune venue de ton père, fou que tu es ! Et ne va pas me dire que ce serait pour obtenir les mêmes applaudissements que soulève Agrippa, rusé renard cherchant à imiter le lion généreux !" (179-186)
controverse mythologique
tu interdis fils d’Atrée que l’on veuille ensevelir Ajax pourquoi je suis le roi je suis un simple cito yen je ne vais pas chercher plus loin et mes ordres sont justes toutefois si quelqu’un trouve que je ne suis pas juste je l’autorise à parler à dire ce qu’ il pense il ne sera pas poursuivi ô roi de tous les rois le plus grand puissent les dieux t’accorder de ramener ta flotte à bon port après avoir pris Troie donc on va pouvoir poser sa question et répondre en plus après pose ta question Ajax est le deuxième pl us grand héros juste derrière Achille pourquoi est- il en train de pourrir à l’air libre quand il s’est illustré si souvent comme sauveur des Achéens pourq uoi donner au peuple de Priam et à Priam la joie de voir privé de sépulture l’homme qui empêcha tant de jeunes guerriers d’obtenir un tombeau sur le sol de leur patrie le fou a livré au trépas un bon millier de brebis en hurlant qu’il tuait le grand Ulysse et Ménélas et moi avec et toi à Aulis quand tu mènes à l’autel au lieu d’une génisse ton amour ta fille et que tu arroses sa tête de la farine salée misérable conserves-tu ton bon sens où veux-tu en venir eh bi en dans sa folie quel mal a fait Ajax en massacrant à l’épée du bétail il n’a pas agressé son épouse ni son fils s’il a jeté beaucoup d’imprécations contre les Atrides il n’a exercé de violence ni sur Teucer ni sur Ulysse lui-même mais moi c’était pour arrach er les navires à ce rivage hostile où ils restaient bloqués c’est pour ça que j’ai calculé sagemment d’ apaiser les dieux avec le sang avec ton propre sang tu veux dire ô fou dangereux avec mon sang oui mais je ne suis pas un fou dangereux si un homme conçoit des représentations sans rapport avec la vérité des choses mêlées aux troubles d’une pulsion criminelle on jugera qu’il a le cerveau dérangé on ne fera pas de différence en se demandant s’il est égaré par la folie ou par la colère quand Ajax se met à tuer des agneaux qui n’y sont pour rien il est en délire toi quand tu acceptes un crime calculé en échange de ti tres de gloire imaginaires ton esprit est-il bien à sa place quand ton cœur s’enfle d’ambition reste-t- il pur de toute perversion imagine un homme dont le plaisir serait de promener une belle petite agnelle en litière de lui fournir robes servantes et bijoux en or comme à sa propre fille de la faire appeler R ufa ou Pusilla de chercher à la donner en mariage à un brave homme le préteur le frapperait d’interdict ion on le mettrait sous la tutelle d’un proche sain d’esprit bon maintenant imagine celui qui voue sa f ille en sacrifice à la place d’une agnelle une bête sans parole a-t-il tous ses esprits celui-là ne dis rien ainsi donc le dévoiement de l’âme rencontre la folie à son comble le criminel sera du même coup un fou furieux occupé par le bruit du monde pris à son piège de verre voilà celui que Bellone a envahi aux roulements de son tonnerre Bellone qui aime le sang
(187-223)
un autre genre de fou
Allons, maintenant, attaquons-nous ensemble à la prodigalité et à Nomentanus ! Car la raison fera valoir que les fous qui claquent pour leurs plaisirs ne sont pas sains d’esprit. (224-225)
Vois celui-ci. Il vient d’entrer en possession de son patrimoine, une fortune de mille talents [8]. Aussitôt il lance un appel public : que les marchands de poisson, les marchands de fruits, les oiseleurs, les parfumeurs, tout le petit monde sans scrupule de la rue Tuscus [9], les charcutiers et les bonimenteurs, les abattoirs et le quartier du Vélabre [10], que tous se présentent chez lui à la première heure du matin. Que crois-tu qu’il se passe alors ? Ils se bousculent à sa porte. Un maquereau prend la parole : "Tout ce que j’ai chez moi, tout ce que possède chacun de ces gens-là, considère que c’est à toi, tu n’as qu’à demander, aujourd’hui ou demain, quand tu voudras." (226-232)
Ecoute bien la réponse en retour du jeune homme, qui a le sens de l’équité : "Toi, tu dors dans la neige de Lucanie avec les bottes aux pieds pour que j’aie du sanglier à ma table. Toi, pour mon poisson, tu balayes la mer au milieu de l’hiver. Moi je ne fais rien, je suis indigne de posséder autant : tiens, prends ! À toi, un million de sesterces, à toi, la même chose, pour toi, je triple la somme, pour ta femme qui vient me rejoindre en courant au milieu de la nuit sur un seul mot de moi." (233-238)
Le fils d’Ésope avait détaché de l’oreille de Métella une perle admirable. Il avait sûrement envie d’avaler d’un coup un beau petit million, alors il la mit à fondre dans du vinaigre. Était-il sain d’esprit, cet homme ? Plus que s’il avait jeté la même somme aux eaux rapides d’un fleuve ou à l’égout ? En quoi ? (239-242)
Et la digne progéniture de Quintus Arrius ? Une noble paire de frères, ces deux-là, de vrais jumeaux dans la débauche, dans la niaiserie et l’amour de toutes les perversions ! Eux, ils avaient pris l’habitude de mettre à leur dîner des rossignols, achetés au prix de l’or pur. De quel côté penchera la balance ? Sortiront-ils d’ici marqués à la craie blanche, déclarés sains d’esprit, ou marqués au charbon ? (243-246)
eh oui, l’amour rend fou
Construire des cabanes, atteler des souris à une petite voiture, jouer à pair ou impair, monter à cheval un manche à balai, si on y prend toujours le même plaisir quand la barbe a poussé, c’est que ça ne tourne pas rond là-dedans. (247-249)
Si la raison te fait admettre qu’être amoureux est un jeu plus puéril encore que ces jeux d’enfant, et qu’il n’y a pas l’ombre d’une différence entre s’amuser à bâtir dans le sable des châteaux de quand tu avais trois ans ou s’adonner aux tourments et aux larmes qu’entraîne l’amour pour une courtisane, je te le demande : ne devrais-tu pas opérer chez toi la même conversion qui frappa autrefois Polémon ? quitter les attributs qui signalent ta maladie, les rubans à tes jambes, les coussinnets pour tes coudes [11], le foulard autour du cou ? Lui, c’était un jour où il avait bu, et l’on raconte qu’il arracha subrepticement les couronnes de fleurs à son cou, saisi par le ton mordant du maître qui, lui, était à jeun. (250-257)
Quand tu proposes des fruits à un enfant grincheux, il les repousse. "Prends, mon petit chat [12]." Non, non, il n’en veut pas. Si tu ne lui en donnais pas, c’est là qu’il en voudrait. (258-259)
Quelle différence entre cet enfant et l’amoureux éconduit, quand il se met à examiner en lui-même s’il ira, s’il n’ira pas là où il n’a envie d’aller que parce qu’on ne veut pas de lui, et reste scotché devant une porte détestée ? "J’attendrai qu’elle fasse les premiers pas, qu’elle me demande de venir, et là justement, je refuserai de la voir. Et si je songeais plutôt à mettre un terme à toute ces souffrances ? Elle me repousse, après elle me rappelle. Est-ce que je dois y retourner ? Non, même si elle me suppliait !" (259-264)
Intervention du serviteur, un rien plus sage : "O maître, une chose qui par elle-même ne comporte ni limite ni décision n’offre aucune prise au raisonnement et à la modération. L’amour implique ces maux, la guerre alterne avec la paix, sans cesse. Tenter de fixer pour soi-même ce qui est voué au changement, un peu comme le temps qu’il fait, ce qui fluctue au gré du sort aveugle, ce serait à peu près comme être fou avec méthode et raisonnablement. On ne se débrouillerait pas mieux." [13] (264-271)
Enfin quoi ? Quand tu es rempli de joie parce que par hasard tu as réussi à toucher le plafond avec une graine arrachée à un fruit du Picénum, es-tu en possession de toi-même [14] ? (272-273)
Enfin quoi ? Quand tu écorches des mots balbutiants avec ta bouche d’adulte, es-tu un tant soit peu plus sain d’esprit que si tu construisais des cabanes ? (274-275)
Il ne manque plus que d’ajouter le sang à la simple folie, de tisonner le feu avec l’épée. Je te le dis, ce Marius, qui vient de tuer Hellas avant de se jeter dans le vide, était réellement fou. Ou croirais-tu possible de l’exonérer de cette accusation d’avoir l’esprit dérangé tout en le condamnant pour son crime, toi qui mets sur ces choses des mots dont le sens est tout proche, suivant nos habitudes de langage ? (275-280)
le dernier fou
Il y avait un affranchi, un vieillard. Dès le matin, sans avoir bu une goutte et après s’être lavé les mains, il faisait en courant le tour de tous les carrefours [15] et à chaque arrêt il priait : "Une seule chose ! — il ajoutait : "Ce n’est pourtant pas grand chose !" — "Une seule ! Arrachez-moi à la mort ! Pour des dieux, c’est facile quand même !" Il avait ses deux oreilles et ses deux yeux en bon état de marche. Quand à sa tête, sauf à aimer les procès, son maître aurait bien dû poser une réserve, s’il avait voulu le vendre. (281-286)
Ces gens-là aussi, Chrysippe les case dans la prolifique famille de Ménénius. "Jupiter, toi qui infliges et qui supprimes les terribles souffrances" — c’est une mère qui parle, son enfant est alité depuis cinq mois — "si la fièvre quarte qui le transit abandonne mon enfant, le matin même du jour où tu prescris le jeûne, il sera tout nu dans le Tibre." Imaginons que le hasard ou un médecin tire le petit malade du précipice. Le délire de sa mère lui fera attraper la mort en le clouant au bord de l’eau glacée, et c’est elle qui fera revenir la fièvre. Quel mal lui met la tête à l’envers ? La peur des dieux. (286-295)
Telles sont les armes que Stertinius, huitième des sept sages [16], m’a données par amitié, pour que plus jamais à dater de ce jour on ne s’en prenne à moi avec impunité. Que quelqu’un vienne un peu me traiter de fou ! Il y en aura autant pour ses oreilles et il apprendra à se retourner pour voir ce qui lui pend au derrière [17] et qu’il ne soupçonnait pas. (296-299)
Stoïcien, après ta faillite, puisses-tu pareillement vendre toute ta marchandise au prix fort ! Mais moi, quel est le genre de folie, puisqu’il n’y en a pas qu’un seul, dont je souffre ? Car je me crois tout à fait sain d’esprit. (300-302)
Allons donc ! Quand Agavé porte entre ses mains la tête de son malheureux fils, qu’elle vient de lui trancher, à ce moment précis, se croit-elle folle ? (303-304)
J’avoue, je suis fou (mais je peux me rendre à la vérité ?) et je suis même intégralement fou. Explique-moi seulement une chose, dis-moi quel est selon toi le défaut qui me rend malade d’esprit ? (305-307)
Ecoute bien. En premier lieu, tu fais construire. Ce qui signifie que tu imites les grands. Or de bas en haut, tu ne fais pas deux pieds de long, et avec ça tu te moques de Turbo tout armé, de ses grands airs et de sa grande allure, bien au-dessus de son petit corps. Où vois-tu que tu es moins ridicule que lui ? (307-311)
Autre argument, non exclusif du précédent. Dans tout ce que fait Mécène, n’est-il pas vrai que tu cherches à rivaliser avec lui, toi, si différent et si inférieur ? Les petits d’une grenouille, pendant son absence, avaient été écrasés sous le pied d’un veau. L’unique rescapé s’efforça d’expliquer à sa mère qu’une énorme bête avait broyé ses frères. Celle-ci s’interrogeait. Énorme comment ? Aussi grosse que ça ? et elle se gonflait. Encore à moitié plus grosse ? Ça y est là, c’est assez gros ? Elle n’arrêtait plus de s’enfler. Il lui dit : "Tu irais jusqu’à te faire crever, tu n’arriverais pas à sa hauteur." On n’est pas très loin de toi avec cette fable. (312-320)
Ajoute maintenant tes poèmes, autant dire, ajoute de l’huile sur le feu ! Si un jour quelqu’un de sain d’esprit en a écrit, tu as chance de l’être toi aussi. Et je ne parle pas de cette rage qui fait peur ... (321-323)
Stop, ça suffit ! (323)
...de cette vie au-dessus de tes moyens... (323-324)
Damasippe, mêle-toi de ce qui te regarde ! (324)
...de tes fureurs pour mille filles et mille garçons... (325)
O fou, épargne à la fin du haut de ta folie un plus petit que toi ! (326)
Voir en ligne : Le vocabulaire du fou
[1] Il a déjà été question de papyrus, de tablettes de cire et de stylet. Ici il s’agit d’un autre support pour écrire : le parchemin (membrana), utilisé pour conserver durablement un écrit achevé. C’est une peau d’animal grattée et traitée pour offrir (des deux côtés) une surface à la fois douce et solide. Le travail exigeant de la peau en fait un matériau de luxe.
[2] Mercure est le dieu protecteur du commerce, un peu voleur sur les bords. Le surnom de Damasippe peut s’entendre de plusieurs manières : "le favori de Mercure" (Mercure veille sur Damasippe"), "l’homme de Mercure" (Damasippe est un fidèle de Mercure), mais aussi "l’herbe de Mercure", nom d’une plante (la Mercuriale), une "mauvaise herbe" déjà connue dans l’antiquité, et qui a un effet laxatif si elle est consommée.
[3] Un des ponts de Rome.
[4] Traditionnel censeur de la vie familiale.
[5] Un lieu commun : Quem di diligunt, adulescens moritur, dum ualet, sentit, sapit. Hunc si ullus deus amaret, plus annis decem, plus iam uiginti mortuum esse oportuit. (Plaute, Bacch. 817-819) "Celui que les dieux aiment, meurt jeune, en bonne santé, avec tous ses sens et tout son bon sens. Cet homme-là, si un dieu l’aimait, il devrait être mort depuis dix ans, depuis vingt ans."
[6] La splendida bilis se distingue de l’atra bilis. Les médecins grecs distinguent entre l’une et l’autre. L’atra bilis ou bile noire provoque des accès de mélancolie ("atrabilaire"), la splendida bilis ou bile jaune des accès de colère.
[7] Les enfants jouent avec des osselets et des noix. Les pois chiches, fèves et lupins sont des denrées que les candidats à des charges électives, par exemple aux fonctions de préteur ou d’édile, faisaient distribuer au peuple. Il s’y ajoutait aussi du blé et de l’argent. Certains s’y ruinaient en effet.
[8] Une fortune de mille talents est considérable. Le talent est une monnaie de compte grecque (rapportée à une masse d’argent). D’après A. Gelle (III, 17, 3) le talent d’Athènes valait 24 000 sesterces. Mille talents correspondraient donc à 24 millions de sesterces. On voit à quel prix le jeune homme en question évalue ses plaisirs. A noter : deciens dans le texte doit s’entendre comme deciens centena, expression qui abrège elle-même deciens centena milia (10 fois 100 000 sesterces, soit un million de sesterces). Il s’agit en fait d’indiquer une très grosse somme, pas un montant précis.
[9] Le vicus Tuscus ou "rue des Toscans / Etrusques" conduit du Forum romain au Forum boarium (marché aux bestiaux) et au Vélabre. C’est une rue marchande de Rome, entre autres marchands d’esclaves et parfumeurs.
[10] Le quartier du Vélabre accueille de nombreux commerces de comestibles.
[11] Pour manger plus commodément, allongé sur le lit de table.
[12] En réalité le texte latin dit catelle, c’est-à-dire "petit chien".
[13] Le passage (259-271) est inspiré, parfois littéralement, de la première scène de l’Eunuque de Térence. Scène typique de la comédie latine. A noter, la diversité des genres convoqués dans la satire.
[14] Il s’agit d’un jeu pour décider de son succès en amour (comme on effeuille la marguerite).
[15] On trouvait des sanctuaires aux carrefours, voués en particulier aux dieux Lares, mais aussi à Hécate.
[16] En réalité dans le texte simplement sapientum octauos "le huitième sage", qui implique référence aux "sept sages" de l’antiquité. La liste des sept sages, réputés être des maîtres de sagesse pratique, remonte à la plus haute antiquité grecque. Voici celle de Platon (quelques noms varient selon les listes citées par les différentes sources) dans le Protagoras, 343 a : "Thalès de Milet, Pittacos de Mitylène, Bias de Priène, Solon, Cléobule de Lindos, Myson de Chénée, Chilon de Lacédémone."
[17] Voir le v. 53 de la même satire.