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Le vocabulaire du fou

d’après la satire II 3 d’Horace

vendredi 2 mars 2012, par Danielle Carlès

Le premier fou, également le plus répandu, et même universellement, est stultus [1], faisant preuve de stultitia [2]. "Mais tu es fou ! (de sortir les cheveux mouillés, de traverser sans regarder, etc.)", c’est le mot stultus que l’on utilisera probablement en latin.

Sottise, erreur de jugement, parole ou geste de travers, tout cela, stultitia, ne prête guère à conséquence, sauf à vrai dire pour les stoïciens, dont Stertinius est le porte-parole. Car ils y voient l’indice d’une folie beaucoup plus radicale, de la folie tout court stigmatisant l’humaine condition, non pas accident stupide, mais véritable qualification de l’être, l’insania [3]. D’où l’équation : qui stultus, insanus.

Le mot insanus [4] est également un adjectif, mais composé : in-sanus. Il faut considérer ensemble le couple sanus / insanus [5] qui invite à penser la maladie à partir de la santé, dans une opposition disjonctive.

Cependant insanus s’est spécialisé pour désigner la perte de la santé mentale. De même dans les verbes dérivés : sanare factitif "soigner", mais insanire [6] "être insanus". En somme, en face de la santé plus ou moins bonne, et contingente, il y a la pensée d’un absolu de la "non-santé" dont la maladie mentale est l’archétype.

On trouve dans le texte en continuité avec l’idée de maladie le verbe ægrotare [7] "être malade" et le mot morbus [8] "maladie", avec un prolongement intéressant, la mention de "l’organe" atteint : morbus mentis (de mens, mentis, f > "mental").

Avec le couple de verbes sapere / desipere [9] on touche à une autre manière de dire l’opposition de la sagesse et de la folie. Dans cette famille lexicale, c’est l’adjectif / substantif dérivé sapiens qui reçoit un surcroît de détermination, puisque sapiens [10] désigne "le sage" et par excellence le sage stoïcien, le seul à échapper totalement à la stultitia et donc a fortiori à l’insania.

Or sapio est un verbe de "perception" : "sentir (un goût, une odeur) / en avoir la perception" et "sentir / en provoquer la perception" (je sens = je perçois le parfum que tu sens = que tu dégages). Si sapere désigne l’exercice d’une faculté perceptive, de-sipere vise l’exercice défectueux de la même faculté, sa dégradation.

La représentation intègre une composante intensive, un plus ou moins de la maîtrise, et dans cette perspective le sage se trouve propulsé au sommet de l’échelle dans le même mouvement qu’il s’arrache à la (dé)-gradation possible de ses facultés. Seul le sage est dans la plénitude de soi.

L’égarement est en revanche le sort commun des hommes ordinaires. Il y a l’erreur objective : error / errare [11] "se tromper de chemin", l’esprit qui "déraille" delirus [12] : de-lirus < lira "le sillon creusé par la charrue". Et la "démence". Avec les mots a-mens [13], de-mens [14], ex-cors [15] il est question de la perte de soi et de la perte du sens : éloignement, mise à distance, exclusion (ab- / de- / ex-) du lieu intime où se manifestent l’esprit, l’intelligence et la volonté (mens et cor). D’où la question penes te es ? [16] : es-tu "chez toi" ?

Il y a finalement le "furieux" furiosus [17], en proie au furor "la fureur" qui le fait furere [18] "être fou furieux". La formation de l’adjectif furiosus est intéressante : le furi-osus est en quelque sorte "plein de" furor, d’après le sens ordinaire du suffixe -osus. La famille lexicale est close sur elle-même. Le furor occupe à l’intérieur de soi toute la place : il possède et aliène.

Parfois l’instance abstraite est nommée par référence à une entité divine, comme dans le mot cerritus [19], où les latins reconnaissaient le nom de Cérès. La blonde déesse des moissons a aussi son côté sombre. D’une manière générale il ne fait pas bon "être plein" d’un dieu.

Le bouleversement intime se dit avec des verbes composés du préverbe "associatif" / "intensif" com- / con- : commotæ mentis [20], concussa mentem [21], et l’excès de l’émotion comme une tumeur hypertrophiée de soi : tumidum cor [22], adjectif tumidus de tumere "être enflé, gonflé" et voir également tumultus.

Or aucun des mots passés en revue n’est l’ancêtre de la famille des "fou / folie". Il y a des furieux, des déments, des insanes, des délirants, mais pas un seul fou.

On en rencontre cependant chez Horace de temps en temps, par exemple dans la Satire I, 4, 19-21 :

At tu conclusas hirquinus follibus auras
usque laborantis dum ferrum molliat ignis,
ut mauis, imitare.

"Mais toi, fais à ta guise, et, à l’image de l’air emprisonné dans le soufflet en peau de bouc, travaille sans relâche jusqu’à ce que le feu ramollisse le fer."

C’est le soufflet follis, soit une outre, un sac gonflé — "gonflé" étant le mot important — qui a donné le mot "fou" du français.


Voir en ligne : Horace, Satires II 3 | La ronde des fous


[1vers 32, 158, 159, 225, 305

[2vers 43, 54, 210, 221, 276, 301

[3vers 174, 221

[4vers 32, 40, 44, 48, 52, 57, 74, 102, 120, 130, 159, 184, 197, 201, 298, 306, 326

[5vers 74, 128, 158, 160, 218, 241,246, 275, 284, 302, 322

[6vers 63, 64, 81, 134, 225, 271, 302

[7vers 307

[8vers 27, 80, 121, 254

[9vers 47, 211

[10vers 35, 46, 52, 56, 97, 265, 296

[11vers 49, 51, 63

[12vers 107, 293

[13vers 107 et amentia vers 249

[14vers 133, 135

[15vers 67

[16vers 273

[17vers 207, 222, 304

[18vers 41

[19vers 278

[20vers 209, 278

[21vers 295

[22vers 213

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