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Virgile, Énéide III v. 259-290 | Dans la mer Ionienne

samedi 19 octobre 2013, par Danielle Carlès

Quant à mes compagnons, de la peur soudaine leur sang glacé

[260] se figea, leur résolution tomba, ils ne veulent plus recourir aux armes,

mais qu’on réclame la paix à force de vœux et de prières,

qu’elles soient déesses ou hideux oiseaux de malheur.

Mon père Anchise aussi, paumes tendues, depuis la plage,

invoque les grands dieux et promet de justes récompenses :

[265] « Dieux, empêchez cette menace ! dieux, éloignez ce malheur !

apaisés par notre piété, préservez-nous ! » Puis il ordonne d’arracher

les amarres du rivage, de larguer les cordages et de laisser filer.

Le Notus tend les voiles. Nous fuyons sur les eaux écumantes,

prenant la route que nous dictaient le vent et notre pilote.

[270] Déjà au milieu des flots se montrent les bois dont Zacynthe est couverte,

et Dulichium et Samé, et les rochers escarpés du Néritos.

Nous passons au large des récifs d’Ithaque, royaume de Laërte,

et nous maudissons la terre nourricière de l’impitoyable Ulysse.

Peu après les sommets brumeux du mont Leucate

[275] et son Apollon redouté des marins se découvrent devant nous.

C’est là que nous mettons le cap, épuisés, jusqu’au pied d’une petite ville.

L’ancre est jetée depuis la proue, les pouppes se dressent sur la plage.

Contre toute attente nous jouissons enfin de la terre, et c’est pourquoi,

purifiés en l’honneur de Jupiter, nous allumons des autels pour les victimes promises

[280] et célébrons le rivage d’Actium avec des jeux troyens.

Mes compagnons s’exercent ruisselant d’huile à la palestre de leur patrie

après s’être mis nus. On fête d’avoir échappé à de si nombreuses villes

argiennes, d’avoir réussi à fuir en passant au milieu des ennemis.

Entre temps le soleil a fini le grand tour de l’année,

[285] et l’hiver glacé sous les Aquilons exaspère les flots.

J’avais un bouclier concave de bronze, apanage du grand Abas.

Je le cloue aux montants sur le devant du temple et je marque cette formule :

ÉNÉE DÉDIE CETTE ARME PRISE AUX DANAENS VICTORIEUX.

Puis je donne l’ordre de quitter le port et de se mettre aux bancs de nage.

[290] Rivalisant d’ardeur, tout l’équipage frappe la mer, balaie la surface de l’eau.


Lecture avec le texte latin

Quant à mes compagnons, de la peur soudaine leur sang glacé

At sociis subita gelidus formidine sanguis

[260] se figea, leur résolution tomba, ils ne veulent plus recourir aux armes,

260 deriguit ; cecidere animi, nec iam amplius armis,

mais qu’on réclame la paix à force de vœux et de prières

sed uotis precibusque iubent exposcere pacem,

qu’elles soient déesses ou hideux oiseaux de malheur.

siue deae, seu sint dirae obscenaeque uolucres.

Mon père Anchise aussi, paumes tendues, depuis la plage,

Et pater Anchises passis de litore palmis

invoque les grands dieux et promet de justes récompenses :

numina magna uocat, meritosque indicit honores :

[265] « Dieux, empêchez cette menace ! dieux, éloignez ce malheur !

265 ’Di, prohibete minas ; di, talem auertite casum,

apaisés par notre piété, préservez-nous ! » Puis il ordonne d’arracher

et placidi seruate pios !’ Tum litore funem

les amarres du rivage, de larguer les cordages et de laisser filer.

deripere, excussosque iubet laxare rudentes.

Le Notus tend les voiles. Nous fuyons sur les eaux écumantes,

Tendunt uela Noti ; fugimus spumantibus undis,

prenant la route que nous dictaient le vent et notre pilote.

qua cursum uentusque gubernatorque uocabat.

[270] Déjà au milieu des flots se montrent les bois dont Zacynthe est couverte,

270 Iam medio adparet fluctu nemorosa Zacynthos

et Dulichium et Samé, et les rochers escarpés du Néritos.

Dulichiumque Sameque et Neritos ardua saxis.

Nous passons au large des récifs d’Ithaque, royaume de Laërte,

Effugimus scopulos Ithacae, Laertia regna,

et nous maudissons la terre nourricière de l’impitoyable Ulysse.

et terram altricem saeui exsecramur Ulixi.

Peu après les sommets brumeux du mont Leucate

Mox et Leucatae nimbosa cacumina montis

[275] et son Apollon redouté des marins se découvrent devant nous.

275 et formidatus nautis aperitur Apollo.

C’est là que nous mettons le cap, épuisés, jusqu’au pied d’une petite ville.

Hunc petimus fessi et paruae succedimus urbi ;

L’ancre est jetée depuis la proue, les pouppes se dressent sur la plage.

ancora de prora iacitur, stant litore puppes.

Contre toute attente nous jouissons enfin de la terre, et c’est pourquoi,

Ergo insperata tandem tellure potiti,

purifiés en l’honneur de Jupiter, nous allumons des autels pour les victimes promises

lustramurque Ioui uotisque incendimus aras,

[280] et célébrons le rivage d’Actium avec des jeux troyens.

280 Actiaque Iliacis celebramus litora ludis.

Mes compagnons s’exercent ruisselant d’huile à la palestre de leur patrie

Exercent patrias oleo labente palaestras

après s’être mis nus. On fête d’avoir échappé à de si nombreuses villes

nudati socii ; iuuat euasisse tot urbes

argiennes, d’avoir réussi à fuir en passant au milieu des ennemis.

Argolicas, mediosque fugam tenuisse per hostis.

Entre temps le soleil a fini le grand tour de l’année,

Interea magnum sol circumuoluitur annum,

[285] et l’hiver glacé sous les Aquilons exaspère les flots.

285 et glacialis hiemps aquilonibus asperat undas.

J’avais un bouclier concave de bronze, apanage du grand Abas.

Aere cauo clipeum. magni gestamen Abantis,

Je le cloue aux montants sur le devant du temple et je marque cette formule :

postibus aduersis figo, et rem carmine signo :

ÉNÉE DÉDIE CETTE ARME PRISE AUX DANAENS VICTORIEUX.

AENEAS HAEC DE DANAIS VICTORIBVS ARMA.

Puis je donne l’ordre de quitter le port et de se mettre aux bancs de nage.

Linquere tum portus iubeo et considere transtris :

[290] Rivalisant d’ardeur, tout l’équipage frappe la mer, balaie la surface de l’eau.

290 certatim socii feriunt mare et aequora uerrunt.

Messages

  • Une question sur les images qui naissent de ta traduction, j’en aurais mille, j’en choisis une qui m’intéresse particulièrement pour les images qui moi aussi me traversent. Quand tu traduis "cecidere animi" par "leur résolution tomba" (qui est une expression superbe, au passage …), on voit, du moins moi je vois, et je ne sais pas si j’ai raison, éclaire-moi, s’il te plaît, sur ce point, comme les voiles qui tombent sous le manque de vent … est-ce que cette image est aussi dans la langue latine ? L’as-tu choisie quitte à passer du pluriel au singulier ? Pourrais-tu m’expliquer ce choix ? Aussi ignorante que je sois en Latin, je parviens à sentir là que tu as fait des choix de traduction très intéressant sur lesquels, si tu as le temps, j’aimerais t’entendre. Si tu as le temps … Amitiés.

    • Eh bien :
      - cecidi < cado " tomber" -> lit. "Tombèrent"
      - animi < animus, i m "énergie, courage, cœur, esprit" -> résolution, le terme est choisi par rapport à la décision de garder tel quel le verbe "tomber" comme étant selon moi celui qui s’y accordait le mieux. Souvent je décide par rapport à ce que (me) dit la phrase latine le pivot expressif à conserver en priorité et j’adapte la constellation sémantique en fonction, en prenant soin de respecter non la syntaxe, mais le scénario d’actance sous-jacent pour parler comme Tesnière (plus trop à la mode je crois, mais pertinent souvent d’après ma pratique).
      - pour le pluriel : il est conservé par le biais du possessif "leur", je n’en fais pas l’économie, il est simplement déplacé sur un autre segment syntaxique : "LES cœurs / esprits / énergies / etc. (Re)tombèrent [mais je voulais "tomber", pas "retomber" comme dit plus haut]" vs "LEUR résolution tomba". Le déplacement en question est autorisé par l’usage du latin qui n’impose pas l’emploi du possessif dès lors que la relation va de soi, ce qui est sans aucune doute le cas ici et d’ailleurs constamment avec un terme tel qu’animus. Il y a donc toute latitude de l’exprimer en français dont les usages sur ce point sont très différents.
      Je te remercie grandement et de ta présence et de ta question. J’espère avoir suffisamment répondu.
      Sinon pour la comparaison avec les voiles : en fait quand Virgile écrit que les voiles tombent : vela cadunt III 207, ce n’est pas en rapport avec le manque de vent, mais une décision : on affale les voiles (ainsi traduit), on se met à la rame, parce qu’on approche du port et que les navires antiques sont peu manœuvrants sous voile. Et Virgile est toujours précis et connaisseur dans ce domaine (où il se trouve que moi aussi un peu - et je dois dire, à la grande différence d’Horace, pour qui la mer est un emblème plus qu’une réalité). J’ai d’ailleurs la grande envie de faire un article sur ce point précis, pour mon plaisir, moi qui n’ait plus guère l’occasion de naviguer autrement qu’avec Virgile (mais toujours le désir).
      Et toujours toujours le temps de répondre, merci encore Isabelle

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