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Virgile, Énéide III v. 655-681 | Fuite devant l’horreur
samedi 30 novembre 2013, par
[655] À peine avait-il fini de parler qu’au sommet de la montagne nous le voyons,
lui, au milieu de ses brebis, qui déplace son énorme masse,
le berger, Polyphème, et se dirige vers le rivage qu’il connaît bien,
monstre terrifiant, hideux, gigantesque, à qui l’on a ôté la vue.
Dans sa main le tronc d’un pin guide sa route et assure ses pas,
[660] ses brebis laineuses tout autour de lui. Seul plaisir, seul
soulagement à son malheur[, à son cou pend une flûte]. [1]
Quand il a atteint l’eau profonde, qu’il s’est avancé dans la mer,
il y lave le sang qui suinte de l’œil crevé,
grinçant des dents avec un gémissement, et il marche dans la mer,
[665] déjà en plein milieu, mais le flot ne mouille pas encore l’entière montagne de son corps.
Nous, affolés, nous nous précipitons pour fuir loin d’ici, prenant avec nous
l’homme qui supplie, c’est justice, et en silence nous tranchons l’amarre.
Puis c’est à qui poussera sur les rames, retournant la surface de la mer.
Il entendit et vers la source du bruit détourna ses pas.
[670] Mais quand lui échappe la possibilité de nous mettre la main dessus
et qu’à nous poursuivre il n’est plus assez grand pour les vagues ioniennes,
il pousse un immense cri, dont la mer et toutes
les eaux frémirent, et en son cœur profond la terre épouvantée
d’Italie, en son lacis de cavernes l’Etna retentirent de son mugissement.
[675] Alors venant des forêts et du sommet des montagne l’engeance cyclopéenne,
alertée, se rue vers le port et envahit le rivage.
Nous les distinguons plantés là, impuissants, l’œil mauvais,
les frères de l’Etna, dressant vers le ciel leur tête levée,
assemblée terrifiante, comme, avec leur chef couronné,
[680] des chênes aériens ou des cyprès aux fruits coniques
ont pris pied, haute forêt de Jupiter ou bois sacré de Diane.
Lecture avec le texte latin
[655] À peine avait-il fini de parler qu’au sommet de la montagne nous le voyons,
655 Vix ea fatus erat, summo cum monte uidemus
lui, au milieu de ses brebis, qui déplace son énorme masse,
ipsum inter pecudes uasta se mole mouentem
le berger, Polyphème, et se dirige vers le rivage qu’il connaît bien,
pastorem Polyphemum et litora nota petentem,
monstre terrifiant, hideux, gigantesque, à qui l’on a ôté la vue.
monstrum horrendum, informe, ingens, cui lumen ademptum.
Dans sa main le tronc d’un pin guide sa route et assure ses pas,
Trunca manu [2] pinus regit et uestigia firmat ;
[660] ses brebis laineuses tout autour de lui. Seul plaisir, seul
660 lanigerae comitantur oues---ea sola uoluptas
soulagement à son malheur[, à son cou pend une flûte].
solamenque mali [de collo fistula pendet].
Quand il a atteint l’eau profonde, qu’il s’est avancé dans la mer,
Postquam altos tetigit fluctus et ad aequora uenit,
il y lave le sang qui suinte de l’œil crevé,
luminis effossi fluidum lauit inde cruorem,
grinçant des dents avec un gémissement, et il marche dans la mer,
dentibus infrendens gemitu, graditurque per aequor
[665] déjà en plein milieu, mais le flot ne mouille pas encore l’entière montagne de son corps.
665 iam medium, necdum fluctus latera ardua tinxit.
Nous, affolés, nous nous précipitons pour fuir loin d’ici, prenant avec nous
Nos procul inde fugam trepidi celerare, recepto
l’homme qui supplie, c’est justice, et en silence nous tranchons l’amarre.
supplice sic merito, tacitique incidere funem ;
Puis c’est à qui poussera sur les rames, retournant la surface de la mer.
uertimus et proni certantibus aequora remis.
Il entendit et vers la source du bruit détourna ses pas.
Sensit, et ad sonitum uocis uestigia torsit ;
[670] Mais quand lui échappe la possibilité de nous mettre la main dessus
670 uerum ubi nulla datur dextra adfectare potestas,
et qu’à nous poursuivre il n’est plus assez grand pour les vagues ioniennes,
nec potis Ionios fluctus aequare sequendo,
il pousse un immense cri, dont la mer et toutes
clamorem immensum tollit, quo pontus et omnes
les eaux frémirent, et en son cœur profond la terre épouvantée
contremuere undae, penitusque exterrita tellus
d’Italie, en son lacis de cavernes l’Etna retentirent de son mugissement.
Italiae, curuisque immugiit Aetna cauernis.
[675] Alors venant des forêts et du sommet des montagne l’engeance cyclopéenne,
675 At genus e siluis Cyclopum et montibus altis
alertée, se rue vers le port et envahit le rivage.
excitum ruit ad portus et litora complent.
Nous les distinguons plantés là, impuissants, l’œil mauvais,
Cernimus adstantis nequiquam lumine toruo
les frères de l’Etna, dressant vers le ciel leur tête levée,
Aetnaeos fratres, caelo capita alta ferentis,
assemblée terrifiante, comme, avec leur chef couronné,
concilium horrendum : quales cum uertice celso
[680] des chênes aériens ou des cyprès aux fruits coniques
680 aeriae quercus, aut coniferae cyparissi
ont pris pied, haute forêt de Jupiter ou bois sacré de Diane.
constiterunt, silua alta Iouis, lucusue Dianae.
[1] Discussions d’exégètes sur la deuxième moitié de l’hexamètre, mise entre crochets, à la fois pour la cohérence et la forme. Il existe cependant une tradition du Cyclope musicien. Si l’image paraît choquante et que l’on supprime cette moitié du vers, on admet alors que les brebis sont la consolation du Cyclope, avec bien sûr une autre ponctuation.
[2] Je choisis la leçon manu vs manum.
Messages
1. Virgile, Énéide III v. 655-681 | Fuite devant l’horreur, 2 décembre 2013, 10:36, par Dominique Hasselmann
Oui, le fait qu’à son cou puisse "pendre une flûte" n’est pas anodin : Polyphème serait alors polyphonique...
1. Virgile, Énéide III v. 655-681 | Fuite devant l’horreur, 2 décembre 2013, 17:27, par Danielle Carlès
Est-il choquant que le monstre puisse souffrir et se consoler en musique ? Il y a un contraste saisissant entre ce passage et le précédent qui nous décrivait dans toute son horreur un ogre anthropophage, un monstre bestial. Personnellement je ne vois pas d’incohérence.