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Race et Nation
à propos de Virgile, Énéide II v. 78
lundi 1er avril 2013, par
Sinon, prisonnier des Troyens, interrogé sur son « sang » : quo sanguine cretus, répond en ces termes : neque me Argolica de gente negabo « Et je ne nierai pas que je suis de naissance argienne. » Cela, c’est ma traduction.
Voici celle de Jacques Perret (C.U.F. Les Belles Lettres p 41) : « et je ne nierai pas que j’appartiens à la nation argienne. »
Celle du site Itinera Electronica, due à A.-M. Boxus et J. Poucet, (1998-2001) : « je ne cacherai pas que je suis de race argienne. »
L’échantillon est suffisant pour soulever la question, celle de la traduction de gens : naissance, race, nation ?
Voici maintenant l’article du Gaffiot. Le premier sens proposé : « race », tandis que « nation » semble plutôt réservé à traduire natio (voir le point 2). Pour mémoire le célèbre dictionnaire a connu sa première édition en 1934.
La question de la traduction de gens soulève au moins deux problèmes :
du point de vue sémantique, la constellation « race, nation, naissance » est-elle pertinente relativement aux emplois du mot latin gens ?
du point de vue historique, peut-on parler de nation argienne, de race argienne et / ou de naissance argienne ? Et « du point de vue historique » englobe évidemment TOUTE l’histoire, la leur et la nôtre, l’histoire des faits, celle des mots, celle des représentations.
Ainsi, écrire et donner à lire « race argienne » n’est évidemment pas neutre au XXIème siècle. Le mot est attesté en français depuis le XVème siècle (voir l’article étymologie de « race » dans le TLF), et rapidement on passe de l’emploi du mot appliqué à des espèces animales aux sous-groupes humains :
« B. 1. Ca 1500 « subdivision d’une espèce, à caractères héréditaires, représentée par un certain nombre d’individus » (Philippe de Commynes, Mém., éd. J. Calmette, t. 3, p. 80 : races des chevaulx) ; 2. 1684 « population humaine qui se distingue d’autres populations par la fréquence relative de certains traits héréditaires » ; ([Fr. Bernier], Nouvelle Division de la terre, par les différentes Espèces ou Races d’hommes qui l’habitent, in Journal des Sçavans, 24 avr., pp. 85-89) »
Le TLF indique que le mot français serait un emprunt à l’it. razza, lui-même d’après razzo « destrier di grande razzo » (« un destrier de grande race »).
L’histoire ultérieure du mot est trop présente à nos esprits pour qu’il soit nécessaire de la rappeler. C’est même là qu’est tout le problème (de l’emploi de ce mot dans la traduction).
Donc, les Romains étaient-ils racistes en général et Virgile en particulier ? Non. La mention du « sang » ne se confond pas avec l’idée d’une « hérédité » qui qualifierait les hommes du groupe concerné. Tout au contraire il s’agit de qualifier un groupe par la référence à une origine commune - ce qui est très différent. Il convient donc de refuser la facilité d’une traduction irréfléchie de gens par « race », sauf à la rigueur quand il est question de « race humaine » strictement synonyme de « genre humain » (et alors pourquoi ne pas préférer « genre » qui a le mérite supplémentaire de la conformité étymologique ?).
À mes yeux ce genre d’erreur est plus lourd qu’il n’y paraît, en donnant de surcroît à une position idéologique historiquement datée - et limitée à notre malheureux temps - une espèce d’enracinement antique qui se porterait à son crédit. Cela est faux.
Et la « nation » argienne ? L’expression est-elle plus pertinente ? Ici le mot français prend sa directement sa source dans le mot latin natio. S’agissant d’une question portant sur l’usage des mots, il est légitime de s’appuyer sur le dictionnaire. Voici la définition générale donnée dans l’article lexicographie de « nation » du TLF :
« Groupe humain, généralement assez vaste, dont les membres sont liés par des affinités tenant à un ensemble d’éléments communs ethniques, sociaux (langue, religion, etc.) et subjectifs (traditions historiques, culturelles, etc.) dont la cohérence repose sur une aspiration à former ou à maintenir une communauté. »
Cette définition contrevient à la traduction de gens par « nation » sur plusieurs points :
« généralement assez vaste », ce n’est pas le cas ici
« liés par des affinités... » est ambigu, s’agit-il d’une motivation ou d’une conséquence ? En tout état de cause ce n’est pas le propos ici
« repose sur une aspiration » me paraît totalement anachronique.
Et que naisse peut-être à Rome à cette époque l’idée de la « nation » - ceci est à discuter par les historiens et je ne prends pas parti sur ce point qui excède la question - n’autorise en rien à utiliser le mot français pour traduire un mot latin qui ne lui correspond pas par le sens. Sauf, une fois encore, à instrumentaliser la traduction pour la faire servir d’argument à une cause extérieure à elle.
Voir en ligne : Virgile, Énéide II v. 57-104 | Sinon l’imposteur