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Horace, Satires I 10 | Littérature et politique

mercredi 7 janvier 2015, par Danielle Carlès

le rire plus fort que la violence

C’est vrai, j’ai dit que les vers de Lucilius avaient une allure désordonnée. Y a-t-il un seul de ses admirateurs qui le connaisse assez mal pour n’être pas d’accord ? Et pourtant, dans le même papier, il est aussi loué pour avoir copieusement étrillé Rome, bien frottée au gros sel. Je peux lui reconnaître cette qualité, sans pour autant lui accorder toutes les autres. Car à ce compte j’admirerais les mimes de Labérius comme autant de "poèmes" réussis. Provoquer par le rire l’écartement des commissures des lèvres chez les auditeurs n’est donc pas suffisant. Et en même temps, il y a dans cela un réel mérite. (1-8)

Il faut être bref, que la pensée coure, qu’elle ne s’embarrasse pas de mots trop pesants qui fatiguent l’oreille. [1] Et il faut un ton grave parfois, drôle le plus souvent, parler comme à la tribune, et l’instant d’après comme un poète, plaisanter par moment comme en société, en gardant ses forces en réserve, en les atténuant exprès. Le rire fait plus que la violence. Mieux qu’elle, le plus souvent, il permet de trancher les questions importantes. (9-15)

Ces maîtres à qui l’on doit la comédie ancienne tenaient fermes sur ce point et c’est sur ce point qu’on doit les imiter. Mais notre bel Hermogène ne les a jamais lus, ni cette espèce de singe [2] qui ne connaît que les chants de Calvus et de Catulle. (16-19)

le choix d’une langue pour écrire

"Mais ce qu’il a fait de bien, c’est de mélanger des mots grecs au latin." O étudiants attardés ! Vous trouvez cela difficile et extraordinaire ? On trouve la même chose chez un Pitholéon de Rhodes ! (20-23)

"Mais tout de même, la combinaison des deux langues dans une même phrase lui donne plus d’agrément, comme quand on mélange du vin de Chio à un Falerne réputé." Je te pose la question, à toi qui vient de parler : tu le ferais, toi ? quand tu écris des vers ? et s’il s’agissait de défendre une cause difficile, comme celle de Pétilius ? Mais bien sûr ! tu oublierais ta patrie et ton père, et en face de Pédius et de Publicola Corvinus s’échinant à plaider en bon latin, toi tu mêlerais allègrement aux mots de chez toi des mots empruntés au-dehors, comme les gens de Canusium toujours entre deux langues. (23-30)

Moi aussi, je m’étais mis à écrire de petits poèmes en grec. Mais comme je suis né de ce côté de la mer, Quirinus vint me voir après le milieu de la nuit [3], dans la période où les songes sont véridiques, et me l’interdit en ces mots : "Tu serais un idiot d’apporter du bois à la forêt, mais pas plus que si tu choisis de gonfler l’effectif des poètes grecs, déjà si nombreux." (31-35)

revue littéraire

Tandis qu’Alpinus enfle son style pour égorger Memnon, qu’il nous torche un Rhin boueux depuis la source, je m’amuse, moi, à composer des œuvres qu’on n’entendra pas dans le temple, qui ne gagneront pas les concours où Tarpa est juge, qu’on n’ira pas voir non plus au théâtre, jouées et rejouées. (36-39)

Aucun de nos contemporains vivants ne sait comme toi, Fundanius, nous amuser de délicieux petits livres où une courtisane futée et Davus se jouent du vieux Chrémès. Pollion chante la geste des rois sur un rythme ternaire. Varius avec une énergie qui n’appartient qu’à lui compose une épopée pleine de vigueur. À Virgile, les Camènes amoureuses de la vie champêtre ont accordé l’esprit et la grâce. (40-45)

Et il y avait ce genre, après les tentatives ratées de Varron de l’Atax et de quelques-autres, qui me laissait une chance de faire mieux comme écrivain, bien entendu sans égaler son inventeur. Car je n’oserais pas lui ôter la couronne qu’il porte sur la tête avec une telle gloire. (46-49)

pour une littérature contemporaine

Oui, j’ai dit de lui qu’il était un fleuve qui traînait de la fange, mais aussi que la plupart du temps il y avait chez lui plus à prendre qu’à laisser. Allons, je t’en prie, toi qui l’as étudié de près, n’as-tu rien à critiquer chez le grand Homère lui-même ? Est-ce que Lucilius s’est abstenu par politesse de reprendre quoi que ce soit aux tragédies d’Accius ? Ne s’est-il pas moqué des vers moyennement beaux qu’on trouve chez Ennius ? Pour autant, quand il est question de lui, il ne se donne pas pour supérieur à ceux qu’il critique. (50-55)

Pourquoi nous serait-il interdit, en lisant les écrits de Lucilius, de nous demander si cela vient de lui ou d’une matière particulièrement coriace, de comprendre la raison qui aurait empêché de faire des vers plus aboutis, à l’allure plus souple que ceux de quelqu’un qui se contente d’enfermer son sujet dans les six mesures règlementaires et trouve son bonheur à écrire deux cents vers avant son repas, et encore autant après ? C’était tout le talent de l’étrusque Cassius, qui bouillonnait sans cesse comme un fleuve rapide. Avec les livres qu’il avait écrit et les coffrets pour les ranger, on lui fit un bûcher, dit-on. (56-64)

Alors je le dis : que Lucilius ait été plaisant et spirituel, qu’il ait usé de la lime avec plus de savoir-faire que le premier inventeur de ce genre poétique naissant, brut encore et non pratiqué chez les Grecs, plus de savoir-faire même qu’une foule de poètes anciens, soit ! Mais si le destin l’avait laissé venir jusqu’à notre époque, il effacerait lui-même pas mal de choses, il couperait tout ce qui est de trop pour un résultat parfait, et il n’écrirait pas un vers sans se gratter beaucoup la tête et se ronger les ongles jusqu’au sang. (64-71)

N’hésite pas à retourner ton stylet [4] , si ton ambition est d’écrire quelque chose digne d’être lu et relu, et ne t’inquiète pas de susciter l’admiration des foules, contente-toi d’un petit nombre de lecteurs. A moins que tu ne caresses l’idée folle que tes poèmes soient ânonnés dans la moindre des écoles ? (72-75)

le réseau : littérature et politique

Pas moi ! "Du moment que les chevaliers m’applaudissent !", comme l’a dit avec mépris Arbuscula, qui n’a pas froid aux yeux, un jour que tous les autres la huaient : cela me suffit aussi. (76-77)

Je me laisserais troubler par cette punaise de Pantilius ? Je me tracasserais à l’idée que Démétrius me taille des croupières dès que j’ai le dos tourné ? ou que cet idiot de Fannius me déchire à belles dents quand il partage la table d’Hermogène Tigellius ? (78-80)

Puissent Plotius et Varius, Mécène et Virgile, Valgius et notre éminent Octavius, Fuscus aussi, approuver mon travail, et puissent les deux Viscus l’apprécier ! Sans esprit d’intrigue, toi aussi je peux te nommer, Pollion, et toi, Messalla, et ton frère aussi, et avec vous Bibulus et Servius, et toi avec eux, sincère Furnius, un certain nombre d’autres encore, savants et amis que je passe ici sous silence, mais pensant à eux. C’est leur sourire à eux que je veux pour mes écrits, qui valent ce qu’ils valent, et la seule chose qui me rende malheureux serait de leur plaire moins que je ne l’espère. (81-90)

Démétrius, et toi, Tigellius, je vous laisse à vos pleurnicheries débitées au milieu des fauteuils de vos petites écolières ! (90-91)

Allons, mon garçon, ajoute cela vite fait à mon petit livre ! (92)

traduction de janvier 2012


[1Cela ne fait pas seulement référence aux représentations théâtrales, car la lecture à Rome est rarement silencieuse. L’habitude est d’entendre les textes lus en récitations publiques ou privées, quel que soit leur genre.

[2Démétrius (voir v. 39 et 79, 90).

[3La deuxième partie de la nuit (post mediam noctem) est favorable aux songes véridiques, car le sommeil y est plus naturel, débarrassé de l’influence du vin, de la digestion.

[4Tout le monde sait que les Romains écrivent sur des "tablettes" (tabella) de cire. Ils utilisent un stylet ou poinçon (stilus - orth. non antique : stylus) dont une extrémité, pointue, permet l’inscription, et l’autre, plate, le lissage, pour effacer. Il s’agit d’un support d’écriture transitoire. Les écrits destinés à être conservés sont portés sur des papyrus (charta) formant des rouleaux (volumen) et mis dans des coffrets (capsa).

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