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Horace, Satires I 5 | Carnet de route

dimanche 11 décembre 2011, par Danielle Carlès

En sortant de la grande Rome, un gîte très simple m’accueillit à Aricie. J’étais en compagnie du rhéteur Héliodore, l’homme, et de loin, le plus savant de Grèce. De là, direction le forum d’Appius, grouillant de bateliers et d’aubergistes prêts à te filouter. Paresseux, nous avons fait le chemin en deux étapes. Il n’en faut qu’une pour ceux qui retroussent leur tunique plus haut que nous. Mais la voie Appienne est moins pénible si on prend son temps. Une fois sur place, je trouve l’eau exécrable et j’ouvre les hostilités avec mon estomac, attendant avec mauvaise humeur que mes compagnons finissent de dîner. (1-9)

Déjà la nuit s’apprêtait à jeter sur la terre l’ombre de son manteau et à répandre au ciel la lumière des étoiles, quand les esclaves se mettent à vociférer en direction des bateliers et les bateliers en direction des esclaves : "Viens aborder ici !" - "C’est toute une armée que tu fais monter !" - "Ohé ! Stop ! Ça suffit !". Le temps de payer, d’atteler la mule de halage, une heure entière se passe. Les moustiques agressifs et les grenouilles du marais nous empêchent de dormir. Le pilote et les passagers, imbibés de mauvais vin, rivalisent de chants sur leur maîtresse lointaine. A la fin, épuisés de fatigue, les passagers s’endorment et le pilote, atteint de paresse, attache à un rocher la bride de la mule et la laisse paître. Il s’allonge sur le dos et se met à ronfler. Et déjà l’aube pointait, quand nous réalisons que notre barge n’avance pas d’un pouce, jusqu’à ce que l’un d’entre nous, très énervé, saute à terre et travaille à coups de branche de saule la tête et les reins de la mule et du pilote. (9-23)

Il n’est pas loin de la quatrième heure [1] quand nous débarquons enfin. Nous nous lavons la figure et les mains à ton eau, Féronia. Après avoir pris un repas, nous faisons en nous traînant les trois milles qui nous amènent au pied d’Anxur, posé sur une roche dont la blancheur rayonne au loin. C’est là que Mécène, le meilleur des hommes, devait venir, ainsi que Coccéius, tous deux chargés d’une importante mission, tous deux habitués à rapprocher les amis brouillés. C’est là que j’ai mal aux yeux et que je les frotte avec un onguent de couleur noire. Entretemps Mécène et Coccéius sont arrivés, au même moment que Fontéius Capito, un homme d’une perfection achevée, le plus proche ami d’Antoine. (23-32)

Nous laissons derrière nous sans regret Fundi et Aufidius Luscus [2], le préteur local, riant des marques honorifiques dont s’entoure ce scribe pris de la folie des grandeurs : sa prétexte, son laticlave, et jusqu’à son brûle-parfum ! [3] Nous faisons halte dans la ville des Mamurras [4], bien fatigués. Muréna nous offre le gîte, Capito le couvert. (31-38)

Le jour suivant se lève, radieux entre tous. Car Plotius, Varius et Virgile nous rejoignent à Sinuessa, et jamais la terre n’a porté d’esprits plus rayonnants, et personne ne leur est plus attaché que moi. Embrassades sans compter et joie inépuisable ! Tant que je serai sain d’esprit, rien n’approchera du charme de l’amitié. (39-44)

Tout près du pont Campanien une petite villa nous a offert l’abri de son toit et les fournisseurs publics [5] se sont acquittés de leur charge pour le bois et le sel. (45-46)

Nous repartons. Nos mulets déposent à temps leur bât à Capoue [6]. Mécène va jouer, Virgile et moi allons dormir : taper dans une balle n’est pas recommandé à qui souffre des yeux ou d’une mauvaise digestion. (47-49)

Nous repartons. Nous sommes reçus dans la magnifique villa de Coccéius, qui surplombe les auberges de Caudium. Arrivé là, à moi, Muse ! Je voudrais qu’en peu de mots tu rapportes le combat entre le pitre Sarmentus et Messius Cicirrus, et nous dises la naissance des deux protagonistes de la dispute : de l’illustre nation des Osques est Messius, pour Sarmentus, la dame qui l’eut comme esclave est toujours vivante. Héros issus de tels ancêtres, ils en vinrent au combat. (50-56)

Sarmentus attaque le premier : "Je te le dis, tu ressembles à un cheval, d’un genre monstrueux !" Nous rions, et Messius maintenant : "Bien reçu !" et il secoue la tête. (56-58)

"Oh ! si ton front avait encore la corne qu’on t’a coupée, que ne pourrais-tu faire, puisque, même ainsi mutilé, tu nous menaces encore ?" Le fait est qu’une vilaine cicatrice sur son front tout poilu, lui défigurait le côté gauche du visage. (58-61)

Après s’être bien moqué de sa maladie campanienne, de sa figure, il voulait lui faire danser la danse du Cyclope berger, disant qu’il n’avait pas besoin d’un masque pour faire peur, ni des cothurnes tragiques. (62-64)

Cicirrus en avait autant et plus pour lui : Avait-il vraiment, comme promis, offert aux dieux Lares sa chaîne d’esclave ? il aimerait bien le savoir ! Oui, il était scribe, mais cela n’ôtait rien aux droits que sa maîtresse avait encore sur lui ! Et pourquoi s’était-il un jour enfui du logis de ses maîtres ? il le lui demandait. Il n’avait pourtant besoin que d’une seule livre [7] de blé par jour, si petit et si maigre ! (65-69)

Nous faisons durer quelque peu ce dîner tout à fait agréable. (70)

Nous repartons de là directement pour Bénévent, où notre hôte, dans son empressement, fut bien près de faire brûler les grives pourtant maigres qu’il retournait sur le feu. Car Vulcain échappa au contrôle, et une flamme vagabonde traversa en un rien de temps toute la vieille cuisine pour s’en aller lécher le haut du toit. Tu aurais vu les convives sur leur faim et les esclaves affolés débarrasser la table à toute allure et se mettre tous ensemble à éteindre le feu ! (71-76)

A partir de cet endroit, l’Apulie commence à étaler devant nos yeux les montagnes que je connais si bien, ces montagnes arides sous le souffle de l’Atabule. Jamais nous n’aurions réussi à les franchir sans une halte non loin de Trivicum, dans une maison de campagne pleine d’une fumée qui nous fit tous pleurer, car on brûlait dans la cheminée des branches encore humides avec leur feuille. Là, comme un triple idiot, j’attends jusqu’au milieu de la nuit la visite d’une belle menteuse. Cependant le sommeil me prend, encore tout tendu vers Vénus. Et pendant que je rêve, couché sur le dos, une vision obscène souille mon ventre et mon vêtement de nuit. (77-85)

Nous repartons sur des chariots [8] qui nous permettent d’avaler rapidement une distance de vingt-quatre milles pour nous arrêter dans une petite ville impossible à citer dans un vers [9], mais très facile à identifier : on y monnaye le bien le plus ordinaire de tous, l’eau. Mais leur pain est le meilleur qui soit, si bien qu’un voyageur avisé a l’habitude d’en charger ses épaules pour la suite de la route, car à Canusium il ressemble à de la pierre, et pour l’eau, l’endroit n’est pas plus riche, à une urne près. La ville fut fondée autrefois par l’héroïque Diomède. C’est là que Varius, plein de tristesse, se sépare de ses amis en pleurs. (86-93)

Nous repartons de là et nous parvenons à Rubi très fatigués par notre long voyage, sur une route ravinée par des orages de pluie. Le lendemain, meilleur temps, mais chemin encore pire pour aller jusqu’aux murs de Barium aux eaux poissonneuses. (94-97)

Puis Egnatia, sortie de cerveaux dérangés, nous a donné à rire et à plaisanter, par son désir de convaincre que l’encens, sur le seuil sacré du temple, se liquéfie sans être enflammé. Le juif Apella [10] y croira peut-être, pas moi. Car j’ai appris [11] que les dieux passent leur temps dans l’indifférence et que les bizarreries naturelles n’ont rien à voir avec des divinités renfrognées qui nous les enverraient du haut du ciel. (97-103)

Brindes signe la fin de ce long papier et du voyage. (104)


[1La quatrième heure tombe entre 9 h et 10 h du matin, dans la mesure où le voyage se déroule certainement au printemps.

[2Le personnage n’est pas autrement connu.

[3La prétexte, c’est-à-dire la toge prétexte est ici la toge d’apparat (blanche bordée d’une bande pourpre) des magistrats romains. Le laticlave est une large bande de pourpre ornant la tunique, marque d’une dignité particulière, notamment celle de sénateur. Le brûle-parfum, quant à lui, évoque assez probablement le souvenir d’une pratique royale venue d’orient.

[4La ville des Mamurras est Formies, à 13 milles de Fundi (environ 19 km), d’où la famille des Mamurras est originaire.

[5Les fournisseurs publics parochi sont des citoyens chargés de recevoir et d’entretenir les magistrats ou les fonctionnaires romains en déplacement.

[617 milles (environ 25 km) séparent Capoue du pont Campanien.

[7La livre romaine équivaut à 324 g.

[8Après l’allure paresseuse du début, les étapes s’allongent et le rythme s’intensifie. Les voyageurs ont quitté la voie Appienne à Bénévent, et ils ont également changé de moyen de transport : ils voyagent depuis Trivicum sur des chariots gaulois (raeda), montés sur quatre roues.

[9Diverses hypothèses dans la littérature. Pour F. Villeneuve (édition C.U.F. Les Belles Lettres), la distance indiquée de 24 milles (35 km et demi) permet de supposer qu’il s’agit d’Asculum Apulum, aujourd’hui Ascoli. La ville se caractérise par une disette en eau qu’Horace évoque encore ailleurs (Odes, III, 30 et Epod. 3, 16).

[10Il ne s’agit pas de quelqu’un en particulier. Le juif "Apella" désigne ici n’importe quel juif.

[11Référence au philosophe romain Lucrèce (De rerum natura), disciple d’Épicure.

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