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Horace, Satires I 4 | Moi personne ne lit ce que j’écris

vendredi 25 novembre 2011, par Danielle Carlès

Eupolis et Cratinus, Aristophane et les autres poètes qui furent les maîtres de la comédie ancienne ne se gênaient pas pour mettre au ban celui qui le méritait, en le dépeignant librement comme un homme malhonnête et un voleur, un adultère, un assassin ou le coupable avéré de tel ou tel méfait. Tout Lucilius procède de ceux-là. Il est leur successeur - seuls changent les pieds et la mesure des vers - spirituel, avec un flair aiguisé et une composition sans recherche. A vrai dire, c’était là son défaut : bien souvent en moins d’une heure il dictait deux cents vers au pied levé, à sa grande fierté. Dans ce flot qui traînait de la fange, il y avait cependant des choses à relever. Il était bavard, paresseux devant l’effort d’écriture, une écriture soignée, je veux dire, car pour la quantité, inutile de s’y arrêter. (1-13)

Mais tiens ! voici Crispinus qui me met au défi, misant à cent contre un : "Prends tes tablettes, s’il te plaît, moi je prends les miennes. On va se donner un lieu, une heure, des gens pour nous surveiller. Voyons qui de nous deux est capable d’en écrire le plus !" Les dieux dans leur sagesse m’ont fait avec un petit esprit assez pauvre, qui ne sait s’exprimer que rarement et en peu de mots. Mais toi, fais à ta guise, et, à l’image de l’air emprisonné dans le soufflet en peau de bouc, travaille sans relâche jusqu’à ce que le feu ramollisse le fer. (13-21)

Bienheureux Fannius ! Il lui tombe du ciel des coffrets pour ranger ses œuvres, accompagnés de son portrait. Mais moi, personne ne lit ce que j’écris. Je n’ose pas faire des lectures publiques, pour la bonne raison que ce genre ne plaît pas du tout à certaines personnes, le plus grand nombre en fait, ceux précisément qui méritent d’être dénoncés. Prends qui tu veux au milieu de la foule : il est victime de sa cupidité ou de son ambition maladive. En voilà un qui est fou des femmes mariées, à en perdre la tête, cet autre, ce sont les petits garçons. Lui, ici, est fasciné par le clinquant de l’argenterie. Albius [1] est en extase devant le moindre bronze. Celui-là achète et vend des marchandises, il va les chercher sous le soleil levant, les ramène sous celui qui réchauffe les régions du couchant, et comme si cela n’était pas suffisant, il se précipite tête baissée au-devant des risques, comme la poussière attirée dans le tourbillon, par peur de perdre une miette de son capital ou pour faire grossir sa fortune. Tous ces gens-là se méfient des vers, tous ils détestent les poètes. "Il a du foin à la corne [2] ! Éloignez-vous de lui ! Du moment que lui, ça le fait rire, il n’épargnera pas un ami, et dès qu’il aura barbouillé ses saletés sur une feuille, il ne se tiendra pas de le faire savoir à tous ceux qui reviennent du four et la fontaine, des enfants aux vieilles femmes !" Allons, écoute ma défense, en quelques mots. (21-38)

Tout d’abord, je vais moi-même me retrancher du nombre de ceux que j’appelle vraiment des poètes. Car tu m’accorderas qu’il ne suffit pas d’aller à la ligne à la fin du vers, et tu ne crois pas non plus qu’on est un poète lorsque, comme moi, on écrit d’une manière proche de la conversation quotidienne. C’est à un homme de génie, à un esprit inspiré par les dieux, à une bouche faite pour déclamer de grandes choses, que tu réserveras l’honneur de ce nom. Pour ces raisons, certains se sont demandés si la comédie était ou non un "poème". Car il y manque une inspiration énergique et puissante, tant dans le style que dans le choix des sujets. A part le fait d’être composée en vers réguliers, on est en plein dans le langage de tous les jours. "Cependant, un père transporté de rage y exprime sa colère de voir son fils, fou d’une courtisane, se ruiner pour elle, refuser une épouse avec une belle dot, et, comble du déshonneur, courir la ville, ivre, avec des flambeaux avant la tombée de la nuit." Et alors ? Est-ce que Pomponius [3] entendrait une chanson plus douce, si son père vivait encore ? (38-53)

Cela ne suffit donc pas, de faire des vers avec des mots tout simples, puisque dans ce cas, si tu supprimes les contraintes imposées par la versification, n’importe quel père en colère s’exprime de la même manière que celui de la comédie. Si, dans mes propres vers ou dans ceux que Lucilius écrivit en son temps, tu faisais abstraction des règles de la prosodie et de la métrique, en mettant derrière un mot qui se trouve devant, en déplaçant en tête de phrase ceux qui sont à la fin, ce ne serait pas comme si tu démantelais :

"Après que la discorde abjecte eut arraché
Aux portes de la guerre ses pilastres de fers."

 [4]

Ici, après l’avoir mis en pièce, tu retrouverais encore le poète démembré. Assez sur ce sujet. Je reprendrai ailleurs la question de savoir si nous avons affaire, oui ou non, à un poème en bonne et due forme. Pour l’instant il s’agit seulement d’examiner si tu as raison de te montrer soupçonneux vis-à-vis de ce genre d’écrit. (53-65)

Sulcius et Caprius [5] promènent partout en ville leur intransigeance et leur voix enrouée. Avec leurs dossiers d’accusation, ils inspirent tous les deux une grande terreur à la pègre. Mais l’homme de bien, qui garde les mains propres, ne s’inquiète ni de l’un ni de l’autre. D’ailleurs, quand bien même tu serais un malfaiteur de l’envergure de Cælius ou de Birrius, moi je n’ai pas celle de Caprius ou de Silcius. Pourquoi avoir peur de moi ? (v. 65-70)

Mes satires ne se trouveront dans aucune librairie, ni sur aucun étal où elles seraient à la disposition des mains poisseuses du public et d’Hermogène Tigellius. Je n’en donne lecture à personne, sinon à mes amis, encore faut-il qu’ils m’y obligent, et je le fais pas n’importe où, ni devant n’importe qui. On en voit beaucoup qui déclament leurs écrits au beau milieu du forum, ou même dans les bains : c’est un espace fermé où la voix porte bien. Voilà un plaisir bien vain, de la part de gens qui ne s’inquiètent pas de la stupidité, du caractère déplacé de ce comportement. "Tu prends plaisir à blesser, dit quelqu’un, et cela fait de toi un esprit pervers." Où es-tu allé chercher cette accusation ? Quelqu’un, dans tout mon entourage, peut-il, à la fin, confirmer cela ? (71-81)

"Quelqu’un qui écharpe un ami dès qu’il a le dos tourné, qui ne le défend pas quand un autre l’accuse, qui cherche à faire rire à tout prix pour obtenir la réputation de boute-en-train, un homme capable d’inventer ce qu’il n’a pas vu, incapable de taire ce qu’on lui a confié, cet homme-là possède une âme noire, prends garde à lui !" (81-85)

Il n’est pas rare de voir des convives s’entasser à quatre sur les trois lits [6] pour dîner, et parmi eux il y en a un qui meurt d’envie d’éclabousser à tout prix chacun des autres... à l’exception de celui qui fournit l’eau à table, quoique, il y passe aussi quand tout le monde a bu et que Liber, dieu de la vérité, dévoile le fond des cœurs. Celui-là, tu le trouves de bonne compagnie, spirituel, décontracté, toi, le pourfendeur des âmes noires. Mais moi, si je me moque de cet imbécile de Rufillus, avec son haleine parfumée à la pastille de menthe, ou de Gargonius, avec son odeur de bouc [7], tu m’imagines vert de jalousie et enragé de mordre ? (86-93)

Que l’on vienne à évoquer devant toi au cours de la conversation les vols attribués à Petillius Capitolinus, tu le défendrais à ta manière habituelle : "Capitolinus, je l’ai beaucoup fréquenté, c’est un ami d’enfance. Il a beaucoup fait pour moi, chaque fois que je l’ai sollicité. Et je me réjouis de voir qu’il peut vivre en ville sans être inquiété. Mais quand même, je suis étonné, je me demande comment il a pu trouver les moyens d’échapper à ce procès ...". Voilà qui est plus noir que de l’encre de seiche ! Voilà qui est plus vert que la rouille du cuivre ! (93-101)

Cette méchanceté sera toujours absente de mes écrits, et d’abord de mon cœur. Pour autant que je puisse promettre quelque chose à propos de moi-même, j’en fais la promesse solennelle. Mais si je parle un peu trop librement, si je pousse un peu trop loin le ton de la plaisanterie, tu m’accorderas avec indulgence que c’est un privilège auquel j’ai droit. (101-105)

C’est mon père, le meilleur des pères, qui m’a donné cette habitude, en illustrant chaque vice par des exemples pour m’inciter à les fuir. Quand il m’exhortait à vivre dans la sobriété et la modération, content de posséder ce qu’il avait amassé pour moi : "Regarde le fils d’Albius. Tu vois bien comme il vit mal. Et Baius [8], il est dans la misère. Bonne leçon ! Ils ôtent l’envie de gaspiller la fortune de son père." Quand il voulait m’inspirer de la répugnance pour la honte liée à l’amour des courtisanes : "Ne sois jamais comme Scétanius !" Pour m’éloigner des relations adultères, à l’âge où il me serait permis d’en avoir de licites : "Elle n’est pas belle, la réputation de Trébanius, depuis qu’on l’a pris sur le fait", disait-il. "Le sage t’expliquera les raisons qui font que telle chose est de préférence à rechercher ou à éviter. Moi, je me contente, si je peux, d’observer les traditions de nos anciens et de veiller sur toi pour protéger ta vie et de ta réputation, tant que tu as besoin d’un tuteur. Dès que l’âge aura aguerri ton corps et ton esprit, tu nageras sans bouée." (105-120)

C’est ainsi qu’il me parlait pour former l’enfant que j’étais. S’agissait-il de me faire faire quelque chose ? "Tu as un modèle pour agir ainsi", et là il me citait le nom de l’un de nos concitoyens choisi pour être juré à un procès criminel. De me l’interdire ? "Peux-tu douter que ceci soit malhonnête et contraire à ton intérêt, quand tu vois l’exécrable réputation dont souffre un tel ou un tel ?" Ceux qui sont malades de leurs excès reçoivent un choc quand on enterre un voisin, et la peur de mourir les amène à plus de mesure. De même bien souvent la honte qui s’abat sur un autre rend le vice détestable aux jeunes esprits. C’est à cela que je dois d’être immunisé contre tous ces penchants qui entraînent la ruine, même si je suis atteint par des défauts moins graves, et d’un genre pardonnable. (120-131)

De ceux-là aussi, je serai peut-être un jour pour une bonne part délivré, avec l’âge si je vis longtemps, grâce à la franchise d’un ami ou par ma propre réflexion. Car je ne m’abandonne pas à moi-même, lorsque je me retire sur un lit de repos ou à l’ombre d’un portique : "Ceci est plus juste. - En agissant ainsi, ma vie sera meilleure. - Voici comment me rendre cher à mes amis. - Ce qu’il a fait là n’est pas bien beau. Est-ce que je risque moi-même de l’imiter un jour sans m’en rendre compte ?" Telles sont les pensées que j’agite en moi-même, lèvres closes. Lorsque j’ai un peu de temps, je m’amuse à les jeter sur le papier. C’est un de ces petits défauts dont j’ai parlé. Si tu refuses de me le passer, tu pourrais bien avoir affaire à l’armée innombrable des poètes venue à mon secours. Car nous sommes largement plus nombreux et, comme les Juifs [9], nous t’amènerons à te joindre à nous. (131-143)


[1Personnage inconnu.

[2Le foin à la corne signale une bête dangereuse.

[3Un personnage de débauché.

[4Le vers cité est du poète latin Ennius (239-169 av. J.-C.). En voici le texte latin :

"Posquam discordia taetra
belli feratos postis portasque refregit."

[5Sulcius et Caprius sont deux avocats faisant le métier d’accusateur.

[6La salle à manger romaine ordinaire, le triclinium, comporte, comme son nom l’indique, trois lits de table, sur lesquels il est convenable de s’allonger trois par trois, en épi. Ils sont ici quatre par lit.

[7Les deux personnages ridicules de la satire 2, dont le v. 27 est exactement repris ici.

[8Le fils d’Albius et Baius sont deux personnages inconnus. Un Albius a déja été cité au v. 28. Est-ce le même ?

[9Il y avait un grand nombre de juifs à Rome, à l’époque d’Horace (rappel : nous sommes au Ier s. av. J.-C.), et le prosélytisme était un de leurs traits remarquables.

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