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Horace, Satires I 9 | Sur la Voie Sacrée, il y a deux millénaires

samedi 7 janvier 2012, par Danielle Carlès

Je passais sur la voie Sacrée, comme à mon habitude, méditant sur je ne sais quoi, tout entier à mes rêveries.

Quelqu’un m’aborde. Je connais son nom, mais pas plus.

Il m’attrape la main et la serre : "Comment vas-tu, très cher ?" Je lui réponds : "Pour le moment très bien, et tes désirs sont les miens".

Il m’emboîte le pas.

Le premier je brise le silence : "A ton service !" Alors lui : "Tu me remets, n’est-ce pas ? Je suis un homme de lettres." Moi : "Raison de plus de t’apprécier". [1] (1-8)

Je cherchais désespérement à le semer : j’alternais les accélérations et les arrêts, je me tournais vers mon petit esclave pour lui dire n’importe quoi à l’oreille, et je finissais par dégouliner de sueur jusqu’aux talons. (8-11)

"O Bolanus, quelle chance tu as d’être un homme irascible" me disais-je en moi-même, tandis que l’autre bavardait à tort et à travers, s’extasiant sur les beautés du quartier et de Rome. (11-13)

Voyant que je ne lui répondais rien : "Tu meurs d’envie de me laisser, je m’en rends bien compte depuis un bout de temps, mais tu n’y peux rien, je ne te lâcherai pas, je reste avec toi jusqu’au bout ! Et maintenant, où dois-tu aller ?" - "Inutile de t’imposer ce détour. Je vais rendre visite à quelqu’un que tu ne connais pas. C’est de l’autre côté du Tibre, loin d’ici, prés des jardins de César [2]. Et d’ailleurs il est malade." - "Je n’ai rien d’autre à faire, et j’ai de l’endurance : je fais le chemin avec toi !" (13-19)

Je baisse les oreilles, comme un âne mécontent de la charge trop lourde qu’on lui impose sur le dos. (20-21)

Et il recommence : "Tel que je me connais, mon amitié va bientôt être aussi précieuse pour toi que celle de Viscus, que celle de Varius. Car où trouveras-tu quelqu’un capable d’écrire un plus grand nombre de vers, et plus rapidement, que moi ? quelqu’un qui danse plus gracieusement ? et je chante aussi, à rendre Hermogène jaloux !" (21-25)

Là c’était le moment de l’interrompre : "Tu as bien une mère, des parents qui s’inquiètent de toi ?" - " Personne ! Je les ai tous accompagnés au tombeau." (26-28)

Heureuses gens ! Il n’y manque plus que moi ! Achève-moi ! Car c’est sûr, elle est arrivée l’heure fatale, l’heure sombre que la vieille Sabellienne m’avait prédite dans mon enfance après avoir secoué l’urne divinatoire :

Celui-là ne succombera pas aux sinistres poisons, ni sous l’épée de l’ennemi, ni à un point de côté, ni à la grippe, ni à la goutte qui ralentit les pas.
C’est un bavard qui en viendra à bout, un jour où l’autre.
Des parleurs il se gardera, s’il est sage, dès qu’il aura atteint l’âge d’homme. (28-34)

On était arrivé au temple de Vesta. Le quart de la journée était déjà passé, et c’était justement l’heure où il devait répondre à une assignation à comparaître. A défaut, il perdait le montant de sa caution.

Il me dit : "Si tu m’aimes, viens me prêter main forte. Il n’y en a que pour un instant." - "Que je meure, si j’ai la force d’attendre debout ou si je m’y connais en droit civil ! Et je suis pressé de me rendre là où tu sais."

Il me dit : "Je me demande quoi faire : t’abandonner ou abandonner mon affaire ?" - "Moi, s’il te plaît !" - "Mais non !" et il se met à marcher devant. Et moi je le suis, désarmé par la difficulté de lutter avec un tel vainqueur. (35-43)

Il reprend le fil : "Mécène, il est comment avec toi ?" - "Il n’aime pas trop de monde autour de lui, et il a un jugement très sûr." - "Personne n’a su faire un emploi plus intelligent de sa fortune. Tu aurais un partenaire précieux, et qui saurait rester à la seconde place, si seulement tu voulais lui recommander l’homme que tu as devant toi ! Que je meurs, si tu n’aurais pas déjà supplanté tout le monde !" - "Nous n’avons pas du tout, chez lui, le genre de vie que tu t’imagines. Il n’y a pas de maison où règne autant de simplicité, ni plus éloignée des manigances dont tu parles. Je ne suis pas du tout offusqué, je te le dis, s’il y a quelqu’un de plus riche ou de plus savant que moi. Il y a une place pour chacun de nous." - "Voilà une bien belle histoire, on a du mal à y croire." - "Pourtant c’est comme ça." - "Cela ne fait qu’exciter mon désir de m’approcher de lui !" - "Il te suffit de le vouloir, avec les qualités que tu as, tu en viendras à bout. C’est quelqu’un qui se laisse convaincre, le plus difficile c’est d’arriver une première fois jusqu’à lui." - "Je n’épargnerai pas ma peine. Je corromprai ses serviteurs avec des cadeaux. Si on me refoule aujourd’hui, je ne me découragerai pas. J’attendrai le bon moment. J’irai à sa rencontre à chaque coin de rue. Je finirai par le séduire. On n’a jamais rien sans rien dans la vie, pauvres mortels que nous sommes !" (43-60)

Tandis qu’il pousse sa chanson, voilà Fuscus Aristius qui vient vers nous. C’est un ami très cher, et qui savait très bien à qui j’avais affaire. Nous nous arrêtons. Il me demande : "D’où viens-tu ?" et "Où vas-tu ?", et moi de même, avec les réponses. (60-63)

Je me mets à le pincer, à lui attraper les bras, sans aucune réaction de sa part, je hoche la tête, je roule des yeux, pour qu’il me sorte de là. Mais il s’en amusait avec malice et riait, faisant semblant de rien. La bile m’enflammait le foie. (63-66)

"Tu m’avais bien dit que tu voulais me parler de je ne sais plus quoi, mais en privé ?" - "Oui, je m’en souviens parfaitement, mais cela attendra un meilleur moment : nous sommes aujourd’hui dans le trentième sabbat. Tu ne veux tout de même pas péter à la figure des juifs [3] circoncis ?" Je lui réponds : "Je n’ai aucune superstition religieuse." - "Mais moi si ! Je ne suis pas tant que ça un esprit fort, juste un homme ordinaire. Pardon, mais je t’en parlerai une autre fois." (67-72)

Fallait-il que pour moi se soit levé un soleil si noir ! il fuit, le traître et m’abandonne, le couteau sur la gorge ! (72-74)

Mais voilà que l’autre partie au procès vient par bonheur à sa rencontre et hurle à tue-tête : "Où vas-tu, espèce de crapule !" et à moi : "Tu veux bien être témoin ?". La vérité, c’est que je lui donne mon oreille à toucher [4], et il l’entraîne de force au tribunal. Grands cris de l’un et de l’autre. Un rassemblement se forme d’un peu partout.

C’est ainsi qu’Apollon m’a sauvé. (74-78)


[1Toutes les premières répliques d’Horace sont des formules de politesse destinées à prendre congé.

[2Ces jardins, légués par César au peuple romain, se trouvaient au-delà du Tibre, près de la porte Ripa, sur le Janicule.

[3Comme on l’a déjà vu dans la Satire I, 4, 142-143, les juifs étaient nombreux à Rome à cette époque, et leur culte bénéficiait de la protection d’Auguste. Il y a des discussions sur l’interprétation exacte de l’expression tricesima sabbata : "le trentième sabbat". Je retiens celle qui la rapporte à la Pâque, trente semaines après le début de l’année juive. Même s’il n’est pas impossible que Fuscus Aristius ait été lui-même juif, cela reste peu probable. Mais un événement religieux comme la Pâque juive devait prendre place dans l’actualité du moment, et son évocation paraît très naturelle. Les romains connaissaient bien le principe d’une abstention rituelle des affaires lors des jours "néfastes" imposés par leur propre calendrier (aucun jugement n’était rendu ces jours-là).

[4Si quelqu’un ne s’est pas présenté au tribunal au jour et à l’heure dite, son adversaire a le droit d’user de la force pour l’y amener, mais à la condition d’avoir fait constater la situation par un témoin, pour éviter une accusation de violence. On touche le bas de l’oreille (oppono auriculam) pour entériner le statut de témoin.

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