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Virgile, Énéide I v. 8-123
nouvelle version remuée
samedi 8 mars 2014, par
Muse, rappelle-moi pourquoi,
pour quelle offense à son pouvoir
ou bien quelle douleurla Reine des dieux a plongédans un tel cercle de hasards
un héros d’incomparable piété,au devant de telles épreuves 10
l’a jeté. Si forte est donc la colèredans une âme céleste ?
Il y eut une ville au temps jadis,des colons venus de Tyr l’habitaient,
Carthage, face à l’Italie,loin en face du Tibre
à son embouchure, riche de biensfarouchement passionnée par la guerre.
On dit que Junon plus que toute autre sur terre15
aimait l’habiter, Samos ne venait qu’après.Ici elle eut ses armes,
ici elle eut son char. Son règne, la déesse,le voit s’étendre au monde entier,
si en quelque façon le destin l’autorise,et dès lors s’y consacre avec zèle et tendresse.
Mais la vérité, c’est qu’une lignéede sang troyen se prolongeait,
avait-elle entendu, qui un jour abattraitla ville tyrienne et ses citadelles,20
que de là un peuple roi d’un vaste royaume,orgueilleux au combat,
viendrait, pour la ruine de la Libye.Tel était le fil que filaient les Parques.
Avec cette inquiétude,le souvenir de la guerre passéeque la Saturnienne au
premier rang contre Troie avait menéepour l’amour de sa chère Argos
et le motif de sa colère et son cruelressentiment n’avaient toujours25
pas déserté son âme. Il reste en un recointout au fond de son cœur,
le jugement de Pâris et l’injure faite à sa beauté laissée pour compte,
et ce peuple qu’elle hait, et les honneurs rendusà Ganymède après l’enlèvement.
Et d’un tel surcroît enflammée,elle persécutait sur la mer toute entière
les Troyens qui restaient, soustraits aux Danaenset au cruel Achille,30
les retenait éloignés du Latium,et depuis des années
ils allaient au hasard, poussés par le destin,faisaient le tour des mers.
L’immense effort que cela exigeait,de fonder le peuple romain !
À peine hors de vue de la terre de Sicile, ils gagnaient vers le large,
voiles déployées, joyeux, et faisaient jaillirl’écume salée sous le bronze,35
quand Junon, regardant son cœurtoujours profondément blessé,
se dit : « Abdiquer mon projet, vaincue,
et ne pas pouvoir écarterd’Italie le roi des Troyens ?
Oui, le destin est contre moi.Mais Pallas, incendier la flotte
des Argiens, et eux, elle a pu,les faire engloutir par la mer,40
à cause d’un seul, pour le crime et la folied’Ajax fils d’Oïlée !
C’est elle, et pas Jupiter, depuis les nuages,qui leur a lancé, rapide, la foudre,
disloqué les vaisseaux et soulevé les eauxavec le vent,
et lui, poitrine transpercée,et respirant des flammes,
l’a saisi dans un tourbillon,cloué sur un roc acéré.45
Et moi, qui les précède tous,Reine des dieux, de Jupiter
et la sœur et l’épouse, contre un peuple et un seul,il y a des années
que je mène la guerre ! Mais qui adorerala grandeur de Junon
après cela, qui déposera, suppliant,des offrandes sur ses autels ? »
Roulant en elle ces pensées,la déesse, cœur enflammé,50
vient dans la patrie des orages,la terre où s’enfante la fureur des Austers,
en Éolie. C’est ici que le roi Éoledans une grotte immense,
sur les vents lutteurs et les tempêtes bruyantes
exerce son empire et les réprimedans des chaînes et des cachots.
Et leur révolte avec un grondement terriblefait gémir la montagne55
autour de leur prison. Sur une citadelleÉole trône en haut,
sceptre à la main, et radoucit leur énergie, modère leurs colères.
Il ne le ferait pas, que mers et terres et cielen profondeur,
c’est sûr, ils les emporteraient,si rapides, et balayeraient tout dans les airs.
Mais le Père tout-puissant les a reléguésdans ces sombres cavernes,60
comprenant le danger, et par-dessus des blocspesants, de hautes montagnes
il a entassé, et leur a donné un roiavec un contrat précis,
ayant pouvoir de serrer ou lâcherla bride selon les ordres reçus.
À lui Junon, suppliante, en ces mots parla :
« Éole, c’est à toi, oui, que le Pèredes dieux et Roi des hommes65
a donné pouvoir d’apaiser les flotset les soulever grâce au vent.
Un peuple qui m’est ennemicroise dans la mer Tyrrhénienne,
il porte Ilion en Italieavec ses Pénates vaincus.
Lance contre eux les vents violents,et submerge les poupes, noie-les,
ou pousse-les dans tous les sens,et sème les corps sur la mer.70
Je possède deux fois sept nymphes au corps parfait,
dont une par sa beauté l’emportesur toutes les autres, Déiopéia.
Je vous lierai par un mariage indéfectible, je te la donnerai entièrement,
pour qu’avec toi, en récompenseméritée, de longues années
elle passe, et de beaux enfants te rende père. »75
Éole à cela répondit : « À toi, ô Reine, ce que tu souhaites,
la charge de l’examiner ; pour moi, il est juste que je prenne tes ordres.
C’est toi, tous les avantages du trône, mon sceptre et la faveur de Jupiter,
qui me les procures, toi qui me permetsd’avoir une place aux banquets des dieux
et me donnes pouvoirsur les orages et les tempêtes. »80
À ces mots, de la pointe d’un épieuretourné vers la montagne creuse,
il en heurta le flanc :les vents, comme une armée bien ordonnée,
par la porte qui s’est ouverte, se ruent et soufflent sur les terres en tourbillons.
Ils s’abattirent sur la mer,et toute entière, des grands fonds où elle repose,
L’Eurus et le Notus la font jaillir,unis aux rafales serrées85
de l’Africus, et ils roulent des vagues énormesvers le rivage.
Aussitôt s’élèvent les cris des hommeset le sifflement des cordages.
D’un coup les nuages arrachent la vue du cielet la lumière
des yeux des Troyens. Sur la mer se coucheune nuit noire.
Les cieux se mirent à tonner, l’éther scintille d’une mitraille d’éclairs.90
Tout montre aux hommes le visage de la mort.
En un instant Énée se paralysepris par le froid dans tous ses membres.
Il gémit, et, ses deux mains tendues vers les astres,
prononce à voix forte ces mots : « Oh trois, quatre fois bienheureux
ceux qui sous les yeux de leurs pèresau pied des hauts remparts de Troie95
ont eu la chance d’aller à la mort !Ô le plus valeureux des Danaens,
fils de Tydée,que je tombe dans les plaines d’Ilion,
cela n’aurait-il pu,et que par ta main je rende mon souffle
là où du coup de l’Éacideest tombé le farouche Hector,est tombé le géant
Sarpédon, où le Simoïsdans le courant de ses eaux roule100
tant de boucliers et de casques de héros,tant de robustes corps ! »
Tandis qu’il jette ces paroles,une rafale stridente de l’Aquilon
de face vient frapper la voileet soulève les flots jusqu’aux étoiles.
Les rames sont brisées, la proue fait un écartet à la vague
expose le travers.Puis vient en masse abrupte une montagne d’eau.105
Les uns se trouvent suspendusau sommet de la vague, pour les autres, l’eau en s’ouvrant
montre le fond à découvert entre les vagues.Le sable bouillonne furieusement.
Trois, le Notus les emporte et les lancesur des écueils inaperçus,
des rochers au milieu des eauxque les Italiens nomment « les Autels »,
crête monstrueuse à la surface de l’eau.Trois, l’Eurus à partir du large110
les chasse vers les bas-fonds et les Syrtes,le cœur se brise de voir ça,
les pousse sur les bancs et les emmuresous un rempart de sable.
Un, qui transportait les Lycienset le loyal Oronte,
juste sous les yeux du héros,reçoit d’en haut un énorme paquet de mer
qui frappe sur la poupe : le pilote est éjecté, vers l’avant115
il roule en se cognant la tête,mais trois fois sur place le flotentraîne le navire
à tourner sur lui-même,et un rapide tourbillonle dévore sous l’eau.
On voit quelques hommes surnageant ça et là dans le vaste désert du gouffre,
les armes des héros, des planches,et le trésor de Troie éparpillé sur l’eau.
Et déjà sur le fort navire d’Ilionée,déjà, du valeureux Achate,120
et le vaisseau d’Abas,et celui du vieillard Alétès,
la tempête a vaincu, les jointures des flancsont lâché, tous
subissent une pluie hostile, les brèches s’agrandissent.