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Horace, Satires II 7 | Il est fou ou il fait des vers !

lundi 2 avril 2012, par Danielle Carlès

ami de son maître (1-20)

Je t’écoute depuis un bon moment et j’ai très
envie de te dire un petit quelque chose, mais
la peur me retient, je ne suis qu’un esclave.
— Davus ? — Oui, Davus ! Tu m’as acheté et je
suis dévoué à mon maître, juste assez honnête
pour que tu me juges digne de vivre. — Allez,
profite de la liberté de décembre, puisque c’
est ce que nos ancêtres ont voulu, et parle !
— Une partie des hommes aiment leur vice avec
constance et ne lâchent pas l’affaire mais le
plus grand nombre flotte entre vouloir suivre
le droit chemin et se soumettre à ses mauvais
penchants. Priscus le plus souvent se faisait
remarquer avec trois anneaux, parfois avec sa
main gauche toute nue. Il passa sa vie à être
différent de lui-même, au point de changer de
tunique toutes les heures. Sans transition il
quittait un vaste logis pour aller s’enterrer
dans un réduit d’où un affranchi un tant soit
peu raffiné aurait eu honte de sortir. Tantôt
il courait les femmes, à Rome, puis préférait
vivre à Athènes, philosophe, né sous le signe
bizarre de tous les Vertumnes possibles, lui.
Volanérius le fêtard, la goutte méritée lui a
paralysé les articulations de la main. Depuis
il entretient un homme payé à la journée rien
que pour ramasser les osselets dans le cornet
et relancer à sa place. Sa constance d’autant
plus grande dans le même vice allège d’autant
son malheur, bien plus que le premier, qui s’
épuise à tendre relâcher sans arrêt la corde.

l’ami de Mécène (21-42)


— Est-ce que tu vas me dire aujourd’hui où tu
veux en venir avec ta morgue puante, gibet de
potence ? — Mais je le dis, à toi. — Comment,
maudit personnage ? — Tu vantes le bonheur et
les mœurs des gens d’autrefois, mais que tout
à coup un dieu te ramène à cette époque, dans
l’instant tu n’en voudrais plus, parce que tu
ne crois pas au fond que c’était mieux, comme
tu le proclames, ou que champion du bien mais
sans force, tu restes les pieds dans la boue,
englué dans ton désir impuissant d’en sortir.
À Rome tu rêves de la campagne et si la ville
est loin, dans ta campagne, c’est elle que tu
portes aux nues. Bien léger. Si par hasard on
ne t’a invité nulle part à dîner, tu encenses
le calme bonheur d’une assiette de légumes et
— on dirait que quand tu y vas c’est pieds et
poings liés — tu expliques à quel point tu es
heureux, comme ça te plaît, qu’on ne t’oblige
pas à boire avec les autres ! Qu’on vienne un
peu te dire à l’heure des premiers flambeaux,
que Mécène finalement t’invite chez lui, à la
dernière minute : « Il n’y a personne pour m’
apporter de l’huile vite fait ? Quelqu’un va-
t-il m’écouter ? » Tu brâmes, tu brailles, et
tu t’enfuis en courant. Mulvius et les autres
pique-assiette repartent en te souhaitant des
choses à ne pas répéter. Il pourrait dire, au
moins : « D’accord c’est vrai, j’avoue que je
vais sans résister où mon ventre me mène, mon
nez se lève à la moindre odeur de cuisine, je
suis faible, mou, ajoute même, si tu veux, un
ivrogne. Mais toi tu es comme moi, pire peut-
être, et tu attaquerais sans relâche ceux qui
ne t’ont rien fait, comme si tu valais mieux,
et tu envelopperais tes défauts de jolis mots

le sage concierge de Crispinus (42-56)

décoratifs ! » Que se passe-t-il s’il s’avère
que tu es plus fou que moi qu’on peut acheter
pour cinq cents drachmes ? Arrête de me faire
peur avec ton air furax, retiens tes mains et
calme ta bile le temps que je t’explique tout
ce que j’ai appris du concierge de Crispinus.
Une femme qui est à un autre te séduit, Davus
c’est une pute pas trop chère. Lequel de nous
commet la faute qui mérite le plus la croix ?
Quand la nature s’excite en moi, me dresse et
me tend, nue dans la lueur de la lampe peu m’
importe celle qui me reçoit en elle des coups
de ma queue bandée ou me monte étalon dessous
elle avec un mouvement lascif des cuisses car
après, elle me laisse partir sans risque pour
ma réputation et je me fiche qu’un autre plus
riche ou plus beau vienne se soulager au même
endroit. Toi tu te délestes de ce qui peut te
faire reconnaître, ton anneau de chevalier et
la toge du citoyen romain, avant de sortir. À
l’instant tu étais un juge, il n’y a plus qu’
un ignoble Dama, cachant sous un gros manteau
sa tête parfumée. Mais n’es-tu pas réellement

moins qu’une bête (56-71)

celui dont tu prends l’apparence ? On te fait
entrer, la peur ne te quitte pas, tu trembles
de peur dans tous tes os et cela le dispute à
ton désir. Es-tu si différent d’un gladiateur
engagé par contrat à supporter la brûlure des
verges, à être achevé par le fer, quand tu te
vois enfermé avec ta honte dans un coffre, où
t’a expédié une servante complice de la faute
de sa maîtresse, ramassé à toucher les genoux
de la tête ? Le mari d’une épouse adultère n’
a-t-il pas un pouvoir légitime sur la vie des
deux coupables ? mieux fondé, même, contre le
corrupteur ? Et d’ailleurs, ce n’est pas elle
qui se déguise, qui vient là, qui te prend en
se mettant dessus, c’est une femme qui a peur
de toi, pas une qui se donne à un amant. Toi,
tu marcheras au gibet et tu le sais d’avance,
tu livreras aux mains d’un maître fou de rage
tous tes biens, ta vie et avec ta personne ta
réputation. Tu t’en es tiré ? Tu te méfieras,
je suppose, et tu feras attention, maintenant
que tu sais. Mais non, tu rechercheras encore
et encore une nouvelle occasion d’avoir peur,
et de périr, ô esclave tant et tant de fois !
Quelle bête a l’extravagance de revenir elle-
même se remettre sous la chaîne qu’elle avait
brisée, quand une fois elle a pu s’échapper ?

un pantin de bois (72-82)

« Je ne suis pas adultère » dis-tu ? Mais moi
non plus, par Hercule, je ne suis pas voleur,
quand, par sagesse, je passe devant tes vases
en argent sans y toucher ! Supprime le danger
et tu as ôté la bride, la nature est libérée,
elle bondira tout droit devant elle ! Toi, un
maître, oui, par rapport à moi, mais soumis à
la domination d’un tel nombre de choses et de
personnes ayant sur toi un si grand pouvoir !
Dans ton cas, aucune baguette imposée sur ton
épaule trois ou quatre fois ne pourra un jour
t’affranchir de ta misérable peur ! Ajoute ça
aussi à ce qui précède, ce n’est pas un mince
argument : celui qui est sous les ordres d’un
esclave, c’est un « vicaire » comme vous avez
l’habitude de dire ici, ou un « co-esclave ».
Alors moi, que suis-je réellement par rapport
à toi ? Car toi qui me commandes, tu es bien,
n’est-ce pas, le misérable esclave d’un autre
maître, comme un pantin de bois bougé par des
ficelles, qu’actionnent des mains étrangères.

libre ! (83-94)

Mais quel homme est donc libre ? Le sage. Qui
dicte ses ordres à lui-même et qu’aucune peur
ne paralyse, de la pauvreté, de la mort ou de
la prison, qui possède la force de braver ses
désirs, de mépriser les honneurs, tout entier
en lui-même, sphère parfaite pour l’extérieur
surface lisse ne donnant à rien le pouvoir de
s’attarder, où se brise le bras de la Fortune
échouant constamment à l’ébranler. De tout ça
peux-tu reconnaître une chose qui appartienne
à ta propre personne ? Une femme exige de toi
un cadeau de cinq talents, elle te harcèle et
puis te fait jeter dehors en t’arrosant d’eau
glacée, et puis elle te rappelle. Arrache ton
cou de ce joug honteux ! « Libre, oui je suis
libre ! » vas-y, dis-le ! Mais non tu ne peux
pas, car un maître sans indulgence te presse,
t’éperonne violemment à la moindre fatigue et
t’impose une direction que tu ne choisis pas.

esclave de soi-même (95-119)

Ou alors tu te pâmes, idiot que tu es, devant
un petit tableau de Pausias. N’es-tu pas dans
une erreur aussi grave que la mienne quand je
reste admiratif devant les dessins à la craie
rouge ou au charbon de Fulvius, de Rutaba, de
Pacidéianus en train de combattre, leur jambe
bien tendue. C’est comme si c’était réel, que
les hommes s’affrontaient en vrai devant moi,
ils frappent, ils parent et font bouger leurs
armes. Davus est un incapable et un fainéant,
et toi, tu t’entends dire que tu es un expert
en antiquités, fin, très habile connaisseur !
Moi, un moins que rien si je me laisse tenter
par un gâteau sortant du four, toi, ta grande
vertu et ton immense courage qu’en reste-t-il
devant une table somptueuse ? Que j’obéisse à
mon ventre, c’est plus grave pour moi. Quelle
raison ? Ah, c’est vrai, moi on me chatouille
le dos ! Mais es-tu réellement moins puni que
moi, à force de rechercher ces plats qu’on ne
peut pas s’offrir à peu de frais ? Oui n’est-
ce pas ? Ces délicatesses infiniment traquées
fermentent à l’intérieur et le mal s’amuse de
tes pieds qui refusent de supporter ton corps
défaillant. Ou quoi ? Lui un grand coupable ?
ce garçon qui dans la nuit tombante troque un
strigile dérobé en douce contre une grappe de
raisin ? et celui-là pas un esclave ? lui qui
brade son bien, au service de sa goinfrerie ?
Ajoute que tu ne peux pas rester une heure en
ta propre compagnie, tu ne sais quoi faire de
ton temps libre et tu t’échappes de toi-même,
fugitif et vagabond, cherchant à tromper dans
le vin ou dans le sommeil ton inquiétude mais
vainement, car te presse et marche sur chacun
de tes pas dans ta fuite un sombre compagnon.
— Où trouver une pierre ? — Pour quoi faire ?
— Des flèches ? — Il est fou, ou bien il fait
des vers ! — Si tu ne disparais pas très très
vite loin d’ici, tu vas filer dans les champs
de Sabine, neuvième à travailler à la chaîne.

Notes

- la liberté de décembre (v. 4) : Horace situe la scène pendant la période des Saturnales, où maîtres et esclaves échangaient traditionnellement leurs rôles et leurs prérogatives.

- les anneaux à la main gauche (v. 9) : L’habitude de porter des anneaux à la main pour les hommes était encore récente, et ils se mettaient de préférence à la main gauche.

- le changement de tunique (v. 10) : Le texte latin dit clavuum. Il s’agit de la bande de tissu pourpre cousue sur la tunique qui signalait les sénateurs (laticlave : une large bande) ou les chevaliers (angusticlave : une étroite bande).

- la baguette imposée sur l’épaule (v. 76-77) : Ce geste fait partie du rituel d’affranchissement d’un esclave.


Cette version de la satire II, 7 n’est pas simplement la reprise des passages traduits dans les jours qui précèdent. Je souhaitais une traduction plus serrée, moins bavarde, qui rende mieux justice à l’impression que le texte a toujours fait sur moi, impression saisissante, voire obsédante, depuis la première lecture. Il n’y a pas ici 47 caractères par vers, mais 45, et je ne sais pas "justifier" ce changement, qui s’est imposé comme ça. Bien entendu les déclarations d’intention ne préjugent pas du résultat, mais je suis au moins d’accord avec moi-même, ce qui n’est pas peu, après avoir employé toute une belle journée ensoleillée, du matin jusqu’au milieu de la nuit, à retravailler cette traduction, sans égard pour l’extérieur, ni pour rien d’autre.

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