Accueil > Traductions > Latin > Horace > Satires > Satires Livre II > Horace, Satires II 6 | Des hommes et des rats

Horace, Satires II 6 | Des hommes et des rats

mercredi 21 mars 2012, par Danielle Carlès

prière à Mercure (1-15)

C’était cela, mon vœu : un domaine pas
trop grand, avec un jardin, une source
d’eau courante proche de la maison, et
des bois, un peu, au-dessus. Les dieux
m’ont exaucé même au-delà et mieux. C’
est bien. Je ne demande pas plus, fils
de Maïa, ou plutôt, une chose : que tu
me permettes de conserver à moi le don
que j’ai reçu. S’il est vrai que je n’
ai pas accru ma fortune par de mauvais
moyens, que je ne serai pas cause, par
ma sottise ou par ma négligence, de sa
diminution, que ma folie ne m’entraîne
pas à prier de tout mon cœur pour rien
de tout cela : « Oh, si cette parcelle
attenante était chez moi, car ça brise
la régularité de mon champ ! Oh, si le
hasard me faisait voir une urne pleine
d’argent, comme ce journalier, là, qui
a trouvé un trésor, après il a racheté
la terre, et c’est pour lui seul qu’il
l’a labourée. Il est riche, grâce à l’
amitié d’Hercule ! » S’il est vrai que
j’aime ce que j’ai aujourd’hui, et que
ça m’est précieux, ma prière à toi, la
voici : « Engraisse pour le maître les
bêtes du troupeau et le reste, sauf l’
esprit, veille sur moi, comme toujours
tu as fait, dieu amical et puissant. »

commencement du poème (16-26)

Donc, maintenant que Rome est derrière
moi, que je suis dans mes montagnes et
ma citadelle, par quoi commencer ? Que
vais-je illustrer dans ces satires, au
rythme prosaïque de ma muse pédestre ?
Rien pour me disperser : pas d’absurde
manège de courtoisie, ni vent d’Auster
plombé ni cet accablement de l’automne
qui profite si bien à l’âpre Libitine.
Père du matin, ô Janus, si tu préfères
ce nom, toi sur qui les hommes règlent
le moment de se mettre au travail avec
l’éveil de la vie — ainsi l’ont décidé
les dieux — sois au commencement de ce
poème. À Rome pas le temps de respirer
tu m’entraînes, je suis garant pour un
ami. « Allons, il ne faut pas qu’on te
brûle la politesse, c’est un service à
rendre, vite ! » L’Aquilon balayera la
terre ou l’hiver raccourcira les jours
de neige, tournant vers l’intérieur du
cercle : obligation absolue d’y aller.

en ville (27-39)

Je finis de prononcer, à voix haute et
intelligible, les mots convenus qui un
jour se retourneront contre moi. Après
ça, sans répit, lutter contre la foule
et bousculer, brutaliser par nécessité
tous ceux qui te retardent. « Mais qu’
est-ce que tu veux, espèce de malade ?
Qu’est-ce que tu as comme problème ? »
un excité me couvre de malédictions en
s’énervant « Tu renverserais bien tout
sur ton passage, si tu penses à Mécène
et que tu files le retrouver ! » Vrai,
sans mentir, ces mots me font plaisir,
c’est du miel. Mais nous voici arrivés
dans le quartier funèbre des Esquilies
et par centaines me traversent la tête
des préoccupations venues d’en dehors,
et dansent sautent tout autour de moi.
« Roscius t’a prié de l’assister avant
la deuxième heure demain, au Putéal. »
« À propos d’une nouvelle d’importance
touchant la profession, les scribes t’
ont prié de bien penser à revenir vers
eux, Quintus, aujourd’hui. » « Occupe-
toi de faire apposer sur ces tablettes
le sceau de Mécène. » Tu tentes un peu
de dire : « J’essaierai. » Il ajoute :
« Si tu veux, tu peux » et il insiste.

dans le secret des dieux (40-58)

Sept années ont passé et voici bientôt
la huitième, depuis que Mécène m’a mis
au nombre de ses amis, jusqu’à vouloir
me prendre dans sa voiture, en voyage,
et partager avec moi des broutilles de
confidences, du genre : « Quelle heure
est-il ? » « Ce Thrace, Gallina, vaut-
il Syrus ? » « Si tu n’as pas pris tes
précautions, il fait déjà assez froid,
le matin, ça pique. » et tout ce qu’on
peut confier sans risque à une oreille
lézardée, traversée de courants d’air.
Au long de ce temps de jour en jour et
d’heure en heure, grandit et s’attache
à notre Horace une triste jalousie. Il
était avec lui au spectacle, il a joué
avec lui au Champ de Mars ! Et tout le
monde : « Il est fils de la Fortune. »
Comme une brume glaçante, la rumeur se
répand, descend des rostres, passe par
chaque carrefour. Sur le chemin, je ne
peux croiser personne sans être abordé
pour une consultation : « Cher ami, tu
dois être bien informé, toi, avec tous
ces contacts étroits auprès des dieux.
Sur les Daces, quoi de neuf ? Qu’as-tu
donc entendu dire ? » — « Moi, rien. »
— « Toi, tu seras toujours un drôle de
plaisantin ! » — « Mais vraiment ! Que
tous les dieux s’acharnent sur moi, si
j’en ai entendu un seul mot. » — « Bon
là, que sais-tu ? Ce sera la Sicile ou
l’Italie, pour les propriétés promises
aux soldats ? Où César compte-t-il les
donner ? » Je jure que je ne sais rien
du tout, et l’on me regarde alors avec
l’admiration due à un homme à coup sûr
unique au monde, pour l’exceptionnelle
vertu et la profondeur de son silence.

affranchi de toute absurde loi (59-76)

À ça le jour se perd, je me sens comme
un malheureux et je ne souhaite qu’une
chose : « O ma campagne, quand vais-je
te revoir ? Quand vais-je retrouver le
droit d’oublier avec bonheur cette vie
d’inquiétude, demandé à la lecture des
anciens, puis au sommeil et aux heures
de paresse ? Oh, quand me servira-t-on
des fèves de la famille de Pythagore ?
Et avec ça un plat de légumes entourés
à suffisance de bon lard bien gras ? »
O ces nuits, ces repas, où nous sommes
comme des dieux, nous mangeons, moi et
mes amis, devant le Lare du mon foyer,
et mes esclaves avec leur libre parole
ont aussi leur part des festins que je
donne. À la seule mesure de son propre
désir, chaque convive boit à une coupe
différente, affranchi de toute absurde
loi, et choisit, courageux, un vin qui
a du corps ou léger pour la soif, s’il
aime mieux. Ici, donc, la conversation
s’engage, et pas sur les propriétés ou
les maisons des autres, ni pour savoir
si Lépos danse bien ou s’il danse mal,
mais nous discutons ensemble de choses
qui nous touchent au plus près, et qu’
il est grave d’ignorer. Le bonheur des
hommes tient-il à la richesse, ou à la
vertu ? Qu’est-ce qui nous pousse à l’
amitié, l’utilité de nos amis, ou leur
droiture ? Mais le bien, quelle est sa
nature, quel est son plus haut degré ?

une fable avec des rats (77-89)

Par moment, mon voisin Cervius reprend
le fil du bavardage, et place un conte
de vieille femme, illustrant le sujet.
Par exemple, si quelqu’un qui n’a rien
compris nous fait l’éloge de la grande
fortune d’Arellius, son gros souci, il
y va comme ça : « Il était une fois un
rat à la campagne. Un jour, on raconte
qu’il avait reçu dans son pauvre petit
trou un rat de la ville, comme un hôte
à l’ancienne peut recevoir un ami très
ancien. Austère, oui, et regardant sur
ses provisions, mais capable cependant
de relâcher son esprit d’économie, par
respect de l’hospitalité. Bon, tout le
monde comprend la situation : il était
comme il était, mais sans mesquinerie,
et il ne mesura ni les pois chiches en
réserve, ni les longs grains d’avoine.
Il offrit aussi des raisins desséchés,
des bouts de lard à moitié rongés, qu’
il portait dans sa bouche. Il avait le
grand désir, par une telle variété des
mets, de vaincre le dégoût de son hôte
qui passait de l’un à l’autre, faisait
la dent dédaigneuse, n’y touchait qu’à
peine. Lui pendant ce temps, le maître
de maison, couché sur un lit de paille
fraîche, mangeait simplement du blé et
de l’ivraie, ne goûtait à rien d’autre
et lui laissait le meilleur du festin.

chute et fin (90-117)

À la fin celui de la ville se retourne
vers lui : « Mon ami, dit-il, aimes-tu
cette vie trop patiente, au milieu des
bois sur cette crête escarpée ? Est-ce
que tu ne préfères pas voir les hommes
et la ville, plutôt que de rester dans
ta forêt de sauvages ? Écoute-moi ! et
saisis l’occasion de partir avec moi !
Car à tous les êtres vivants sur terre
est échue par le sort une âme mortelle
et nul n’échappe, petit ou grand, à la
mort. Alors, ami, tant que tu le peux,
vis heureux au milieu du plaisir ! Vis
en pensant toujours que trop brève est
ta vie ! » Ce discours fait impression
sur celui de la campagne et le décide.
Sans attendre il quitte en bondissant,
l’esprit léger, sa maison. Et ils font
tous les deux ensemble la route jusqu’
au bout décidés à se faufiler sous les
murs de la ville, à la faveur du soir.
Et déjà la nuit avait étendu son règne
sur toute une moitié du ciel, quand l’
un et l’autre posent leurs pattes dans
une opulente maison, où rutilaient des
étoffes teintes de pourpre, posées sur
des lits en ivoire. On avait laissé là
pas mal de plateaux, restes d’un grand
festin de la veille, empilés à l’écart
dans des corbeilles. Et donc, voici le
paysan prié de s’installer sur un jeté
de pourpre. Il s’étend, et son hôte se
met à courir dans tous les sens - pour
ainsi dire, il trousse sa tunique - il
sert plats sur plats et n’hésite pas à
assurer lui-même le rôle du domestique
en léchant le premier la moindre chose
qu’il apporte. Sur son lit, l’autre se
réjouit du changement de sa condition,
et dans le bonheur du moment se montre
un joyeux convive. Mais tout à coup le
terrible grincement d’une porte qui s’
ouvre les jette tous les deux à bas du
lit. Épouvantés, les voilà en train de
courir pour aller à l’autre bout de la
salle et d’accélérer encore leur fuite
éperdue, morts de peur, quand toute la
maison se met à résonner jusqu’en haut
des plafonds, de la voix des molosses.
Alors notre rat, celui de la campagne,
dit : « Je ne veux pas de cette vie. »
et il ajoute : « Porte-toi bien ! Mais
moi, dans ma forêt et dans mon trou je
suis à l’abri de ces pièges et cela me
consolera de mes modestes lentilles. »

Note sur la muse pédestre (v. 17) : L’expression musa pedester est un décalque du grec, où πεζός signifie "prosaïque".

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Ce formulaire accepte les raccourcis SPIP [->url] {{gras}} {italique} <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.