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Horace, Satires II 2 | Vivre avec peu

dimanche 29 janvier 2012, par Danielle Carlès

vivre avec peu

"C’est vertu, et même grande, braves gens, de vivre avec peu" - ces mots ne sont pas de moi, mais d’Ofellus, paysan et sage, inspiré par une Minerve au gros bon sens, loin de toute école - "apprenez cette leçon, mais pas autour d’une table brillante dressée de vaisselle d’or, l’œil hébété par tout un clinquant insensé, l’esprit vautré dans le mensonge, réticent à chercher mieux. Non, venez en faire l’examen ici avec moi, l’estomac vide. Pourquoi ça ? Je vais vous le dire, si j’y arrive : un juge corrompu a bien du mal à peser la vérité. (1-9)

le plaisir à table

Tu viens de suivre un lièvre à la trace, ou tu t’es fatigué à monter un cheval indocile, ou peut-être que les exercices militaires à la romaine sont trop durs pour toi, habitué à une vie de grec [1], alors disons, tu te laisses entraîner par la rapidité de la balle - l’excitation du jeu fait passer en douceur le côté pénible de l’effort - ou par le lancer du disque - vas-y, repousse l’air avec ton disque ! - donc, une fois que la fatigue aura assommé le dégoût, mort de soif et le ventre vide, fais un peu le difficile devant un repas ordinaire ! refuse de boire, sauf du Falerne aromatisé au miel de l’Hymette ! ton maître d’hôtel est de sortie et la mer est sombre, c’est la tempête, elle défend les poissons : tu calmeras très bien les aboiements de ton estomac avec du pain et du sel ! (9-18)

D’après toi, d’où cela vient-il ? Comment parvient-on à ce résultat ? Le comble du plaisir n’est pas dans le fait de humer le parfum d’un plat très prisé, le plaisir n’est qu’en toi. A toi d’acheter ta pitance au prix de ta sueur ! Mais l’homme gras et blafard à force d’excès sera incapable de goûter le moindre plaisir, qu’on lui serve des huîtres, du scare ou du lagopède importé de régions exotiques." (18-22)

question d’apparences

J’aurai pourtant du mal à t’enlever ça de la tête : tu préfèreras toujours, quand il y en a sur la table, te récurer le gosier avec du paon plutôt qu’avec de la poule, victime d’une illusion, parce que c’est un oiseau rare qui s’achète à prix d’or et qu’il offre le spectacle chamarré de sa queue déployée. Comme s’il y avait un rapport ! Tu le manges ce plumage devant lequel tu t’extasies ? Elle résiste à la cuisson, toute cette beauté ? (23-28)

Cependant, même si cela n’a rien à voir avec la qualité de la chair, admettons que, trompé par l’écart entre les apparences, tu aies un motif de vouloir la goûter. Mais quel sixième sens te permet de sentir si ce loup à la gueule ouverte a été pêché dans le Tibre ou plus au large ? si on l’a pris au filet entre les deux ponts ou à l’embouchure du fleuve toscan ? (29-33)

Tu portes aux nues, pauvre idiot, un rouget de trois livres [2] ! Mais il faut le découper en portions pour que tout le monde en mange ! C’est la beauté de la présentation qui te séduit, je comprends. Comment se fait-il alors que tu trouves détestable un très gros loup ? Sûrement parce qu’ils sont naturellement assez grands, et les autres plutôt petits ! Estomac rarement à jeûn n’a que mépris pour les choses ordinaires ! (33-38)

la grande bouffe

"Un énorme poisson couché sur un énorme plat, voilà ce que j’aimerais !" dit une bouche digne des Harpyes dévorantes. Venez à mon aide, Austers, cuisinez à votre manière les victuailles de ces messieurs ! (v. 39-41)

Quoique, même le sanglier et le turbot tout frais puent quand cette misérable abondance irrite l’estomac malade, qu’il préfère, parce qu’il n’en peut plus, des radis et de l’aunée au vinaigre. Et toute pauvreté n’est pas encore complètement bannie de ces banquets de rois, car les simples œufs, et les olives noires y ont leur place. (44-46)

Il n’y a pas si longtemps la table du crieur public Gallonius était décriée parce qu’on y servait de l’esturgeon. Pourquoi ? la mer nourrissait-elle moins de turbots à cette époque ? Le turbot coulait des jours tranquilles. Et la cigogne aussi, dans son nid, jusqu’au jour où un quasi-préteur [3] inventa cette mode et la répandit parmi vous. Donc si quelqu’un édicte aujourd’hui que les mouettes rôties sont délicieuses, la jeunesse romaine obéira, toujours bien disposée à faire n’importe quoi !" (46-52)

pas de mesquinerie

Pour Ofellus il ne s’agissait pas de confondre une table modeste avec une avarice sordide. Il n’y aurait pas eu grand profit à se détourner d’un d’excès pour se jeter dans un autre, toujours sur la mauvaise voie. (53-55)

"Avidiénus, on l’appelle "le chien" et le surnom colle à la réalité : il se nourrit d’olives vieilles de cinq ans, de cornouilles sauvages, il attend que son vin ait tourné pour le tirer juste un peu à la fois. Il a chez lui une huile dont rien que l’odeur est insupportable pour toi. Même un jour de fête, lendemain de noces, anniversaire ou autre, vêtu de blanc pour la célébration, il prend sa cornue, qui fait bien deux livres, et s’en verse quelques gouttes sur son chou. Il n’est pas avare, par contre, avec le vieux vinaigre. (55-62)

Et le sage, donc, comment fera-t-il à table ? Imitera-t-il l’un de ces deux modèles ? D’un côté, comme on dit, il a le loup à ses trousses, de l’autre il a le chien. Il sera luxueux assez pour éviter toute mesquinerie choquante et jamais pauvre d’élégance dans un sens ou dans l’autre. Il ne suivra pas l’exemple du vieil Albucius, qui tarabuste ses esclaves à chaque ordre donné, il ne présentera pas à ses invités de l’eau grasse, comme Névius, sans façons. Ce défaut-là est grave aussi. (63-69)

le bon régime

Entends maintenant tous les grands avantages qu’un régime frugal apporte avec lui. En premier lieu, une bonne santé. Tu ne peux douter, en effet, que la variété des plats ne soit nuisible à l’homme. Souviens-toi, tout à l’heure, une nourriture toute simple t’a rassasié. Mais mélange donc viandes bouillies et rôties, grives et coquillages : sitôt ingurgitées ces douceurs se changeront en bile et des glaires visqueuses mettront la révolution dans ton estomac. Tu vois bien la pâleur de tous ceux qui se lèvent après un de ces repas où le choix est illimité ! (70-77)

Il y a pire. Le corps surchargé des excès de la veille alourdit l’âme également et tient cloué au sol cette parcelle du souffle divin. L’autre, qui a consacré à son repas moins de temps qu’il ne faut pour le dire, puis confié son corps au sommeil, se lève frais et dispos, prêt à s’acquitter de ses devoirs. (77-81)

Par ailleurs, ce dernier pourra facilement améliorer son ordinaire en telle ou telle occasion : pour fêter le retour de l’année au jour qu’elle nous a ramené, pour redonner des forces à son corps amaigri, et, quand les années s’ajoutent aux années, pour répondre à la faiblesse d’un âge qui veut être traité avec plus de douceur. Mais toi, que pourras-tu rajouter à cette douceur que tu t’accordes par avance, encore jeune et plein de force, quand la dureté de la maladie ou l’engourdissement de la vieillesse te frapperont ? (82-88)

question de savoir-vivre

Les anciens faisaient l’éloge du sanglier faisandé, cela ne veut pas dire qu’ils manquaient de nez. Non, je crois, moi, qu’ils avaient en tête qu’un hôte arrivant en retard serait bien aise de trouver cette viande faite plutôt que si le maître de maison s’était jeté avec appétit sur de la viande fraîche et n’en avait rien laissé. Plût au ciel que la terre en sa prime jeunesse m’eût fait naître au milieu de ces héros ! (89-93)

Accordes-tu quelque importance à la réputation ? Elle captive l’oreille des hommes avec plus de charme qu’un poème. Grands turbots et grandes casseroles entraînent avec eux un grand discrédit, à la mesure de la dépense. Rajoutes-y la colère de ton oncle [4], les voisins qui s’y mettent, tu t’en veux à toi-même, tu voudrais mourir, mais tu ne peux pas, il ne te reste pas un as, pas de quoi acheter la corde pour te pendre ! (94-99)

Là il répond : "Tu n’aurais pas tort de t’en prendre en ces termes à Trausius, mais moi j’ai des gros revenus, ma fortune est immense, assez pour trois rois réunis." (99-101)

Et par conséquent, tout ce superflu, il n’y a rien de mieux à quoi tu pourrais l’employer ! Pourquoi quelqu’un qui ne le mérite pas se trouve-t-il dans le besoin pendant que tu es riche ? Pourquoi les antiques temples des dieux tombent-ils en ruine ? Pourquoi, misérable, ne consacres-tu rien, pas une miette de cet énorme tas, à notre chère patrie ? C’est sûr, tu es le seul à qui tout réussira toujours ! oh ! comme ils riront ce jour-là, les gens qui te détestent ! (101-107)

Lequel affrontera les moments critiques avec une plus grande confiance en soi ? Celui qui aura habitué son esprit et son corps à exiger toujours plus, dans l’arrogance du succès, ou celui qui, comme le sage, content de peu et sans assurance pour l’avenir, aura préparé en temps de paix de quoi faire face à la guerre ?" (107-111)

vivre courageux

Pour renforcer ta confiance dans ses propos, cet Ofellus, je l’ai connu quand j’étais tout enfant. Son bien était intact à l’époque, et il n’en usait pas plus largement qu’aujourd’hui avec ce qui lui reste. On lui a mesuré un petit domaine. Tu le verrais là, devenu métayer, courageux, en compagnie de ses bêtes et de ses enfants. (112-115)

Il te raconte : "Je n’ai jamais mangé autre chose, les jours ordinaires - ou alors il fallait une bonne raison - que des légumes avec un morceau de jarret fumé. Mais s’il m’arrivait un hôte que je n’avais pas vu depuis longtemps, ou si j’avais un voisin bon convive, les jours de pluie quand on se trouve sans travail, on prenait du bon temps, pas avec des poissons qu’on serait allé chercher en ville, mais avec du poulet et du chevreau. Là-dessus un deuxième service, agrémenté de raisins secs, de noix et de figues coupées en deux. Après le repas, on jouait à des jeux, celui qui perdait devait boire, et l’on adressait des libations à Cérès, qu’elle fasse lever de beaux épis bien droits ! et le vin déridait les fronts plissés par les soucis. (116-125)

La Fortune pourrait se montrer cruelle et provoquer de nouveaux bouleversements, que retrancherait-elle à cette vie ? En quoi suis-je moins florissant, ou bien vous, mes enfants, depuis qu’un nouvel arrivant est venu s’installer chez moi ? La terre n’appartient à personne en vertu d’un droit naturel, ni à lui, ni à moi, ni à aucun autre. Il nous a expulsé, il sera expulsé lui aussi, à cause de ses abus ou d’une subtilité juridique qu’il aura méconnue ou en tout cas à la fin par un héritier plus coriace que lui. Ce domaine est aujourd’hui au nom d’Umbrenus, hier on disait que c’était celui d’Ofellus, il ne sera pas plus demain la propriété de quelqu’un, j’en aurai simplement la jouissance, moi et puis un autre après moi. Alors vivez avec courage, et de vos cœurs courageux faites un rempart contre l’adversité !" (126-136)


[1Romana militia vs græcari. Le verbe græcor "vivre à la grecque" se rapporte spécialement à l’habitude grecque des banquets. Merci de comprendre qu’Horace ironise sur un lieu commun quand il oppose les uns aux autres, et non qu’il s’en fait l’apôtre. D’ailleurs ce n’est pas Horace qui parle, mais Ofellus.

[2La livre romaine vaut 327, 45 g. Un rouget de 3 livres pèse donc environ 1 kg. Le mot latin mullus désignerait un "surmulet", qui est une espèce de rouget.

[3L’anecdote, due à Porphyrion, est que ce personnage, du nom de Sempronius Rufus, après avoir introduit la mode de manger des cigognes ne réussit pas à se faire élire comme préteur, et l’on disait que le peuple avait vengé les cigognes.

[4L’oncle paternel (patruus) et non le père, en tant que censeur traditionnel des mœurs et tuteur, dans les familles rurales, en l’absence du père.

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