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Horace, Satires II 1 | L’homme au double front

vendredi 20 janvier 2012, par Danielle Carlès

consultation d’un expert

- Il y a ceux qui me trouvent trop agressif dans la satire, ils disent que je force la loi du genre. L’autre moitié juge que mon écriture manque partout de nerf et que des vers comme les miens, on pourrait en faire à la chaîne mille par jour. Trébatius, que dois-je faire ? Conseille-moi. (1-5)

- Te calmer ! (5)

- Tu veux dire, ne plus écrire du tout ? pas un vers ? (5-6)

- C’est ça ! (6)

- Que je meure de male mort, si ce ne serait pas la meilleure chose à faire ! Mais cela m’empêche de dormir ! (6-7)

- Pour retrouver un sommeil profond, se frotter d’huile et traverser trois fois le Tibre à la nage, puis dans la soirée toujours penser à infuser le corps de vin pur ! Ou alors, si l’amour de l’écriture t’emporte à ce point, lance-toi et raconte dans tes chants les exploits de l’invincible César [1] ! Tu seras payé de ta peine, les récompenses pleuvront sur toi. (7-12)

- J’aimerais tant, excellent père ! mais je manque de force. Ce n’est pas à la portée du premier venu de décrire les armées se hérissant de javelots, l’agonie des Gaulois le fer brisé dans la plaie, les blessures des Parthes roulant sous leurs chevaux. (12-15)

- Au moins tu pourrais écrire sur son courage et sa justice, comme l’a fait avec sagesse Lucilius pour l’héritier des Scipions. (16-17)

- Je ne serai pas en reste, quand une occasion se présentera. Mais sauf au bon moment, les paroles de Flaccus n’iront pas aux oreilles attentives de César. Car si on ne le caresse pas comme il faut, il se cabre facilement. Il aime à s’entourer de précautions. (17-20)

l’homme au double front

- Pourtant, cela vaudrait bien mieux que de faire un mauvais vers pour donner un coup de dent à "ce parasite de Pantolabus" ou "ce vaurien de Nomentanus". Car tout le monde a peur pour sa propre personne, même s’il n’a pas servi de cible, et tout le monde te déteste. (21-23)

- Mais comment faire ?

Milonius ne peut pas s’empêcher de danser, dès que les vapeurs du vin lui montent à la tête et qu’il voit les lumières se dédoubler. Castor n’aime que les chevaux, son jumeau du même œuf que la lutte. Autant d’individus, autant de milliers de marottes. (24-28)

Moi, mon plus grand plaisir, c’est d’enfermer les mots dans la mesure du vers, à la manière de Lucilius, qui fut meilleur homme que nous deux réunis. En son temps, il confiait tout à ses livres, les choses les plus secrètes, comme à des compagnons fidèles, le bon et le mauvais, sans jamais chercher un autre recours. Et ainsi, devenu vieux, c’est toute sa vie qui s’y déploie comme dans une série de petits tableaux votifs. (28-34)

Je marche sur ses pas, moi l’homme au double front, hésitant entre Lucanie et Apulie. Car les paysans de la colonie de Venouse labourent à la frontière de ces deux régions. On les avait envoyés là, nous dit l’antique tradition, après en avoir chassé les Sabelliens, pour empêcher l’ennemi de parvenir jusqu’à Rome à la faveur d’un territoire désert, si jamais les Apuliens ou les Lucaniens, connus pour leur violence, avaient déclenché une guerre. (34-39)

j’écrirai

Mais mon stylet ne se pointera pas sans raison sur quelqu’un pris au hasard, il ne servira qu’à ma protection, comme une épée qu’on garde au fourreau. Pourquoi voudrais-je éloigner de moi des bandits menaçants qui n’existent pas ? (39-42)

O Jupiter, notre père et notre roi, puisse mon arme, oubliée dans un coin, disparaître sous la rouille, et que personne ne cherche à me nuire, car je ne désire que la paix ! Mais celui qui me provoquera - je vous le dis haut et fort : ne me touchez pas, cela vaut mieux ! - celui-là pleurera, on le reconnaîtra, et partout dans Rome on en fera des chansons ! (42-46)

Cervius, quand il s’énerve, te menace de la loi et du tribunal. Canidia promet à ceux qui ne l’aiment pas le poison d’Albucius, Turius un châtiment exemplaire, pour peu qu’il soit juge d’un procès où tu es impliqué. Chacun cherche à intimider les gens qui les gênent en usant du pouvoir qu’il possède. C’est une loi universelle de la nature. (47-51)

Voyons un peu ça ensemble : le loup attaque de la dent, le taureau de la corne. Comment l’expliquer, sinon y voir la manifestation de leur être profond. Remets aux bons soins de Scævus, le prodigue, une mère qui s’accroche un peu trop à la vie : par piété filiale il ne souillera pas sa main d’un crime (rien d’étonnant : un loup n’attaque pas à coups de pieds, ni un bœuf à coups de dents), non, il supprimera la vieille avec du miel empoisonné d’une dose mortelle de ciguë. (51-56)

Inutile de chercher plus loin. Qu’une vieillesse paisible m’attende ou que tournent déjà sur moi les ailes noires des oiseaux de la mort, riche, pauvre, à Rome ou, si le sort en décide ainsi, exilé, quelle que soit la couleur que prendra ma vie, j’écrirai. (57-60)

rire

- O mon fils, j’ai peur pour toi, comment pourras-tu vivre ? L’un de tes puissants amis ne risque-t-il pas de se refroidir comme glace ? (60-62)

- Pourquoi ? Lorsque Lucilius, le premier, osa composer des poèmes dans le genre qui est le mien aujourd’hui, qu’il arracha les oripeaux sous lesquels chacun va parader dans la lumière, cachant par la brillance la laideur du dedans, est-ce que Lélius, est-ce que celui doit son nom si mérité à la destruction de Carthage se sont offusqués de son talent ? Ont-ils eu à se plaindre des piques dirigées contre Métellus ou des pamphlets dont il a accablé Lupus ? Il n’a pourtant ménagé aucune tribu [2] et s’en est pris à la fois aux notables et aux gens du peuple, réservant sa bienveillance - mais cela va de soi - à la seule vertu et aux vrais amis de la vertu. (62-70)

Et même, quand Scipion, si vertueux, et Lélius, si plein d’une indulgente sagesse, s’éloignaient de la foule pour faire retraite loin du monde, ils avaient l’habitude de partager avec lui des moments de plaisanterie et de jeu, sans se gêner de rien, tandis que sur le feu mijotait une potée de légumes. (71-74)

Tel que je suis, bien au-dessous de Lucilius tant qu’on voudra, et par le rang, et par le talent, il n’en reste pas moins que j’ai connu l’intimité des grands. Même à contre-cœur mes adversaires les plus haineux sont bien contraints de le reconnaître. S’ils cherchent à mordre ma petite personne, leur dent pourrait bien se briser sur une pierre. A moins que tu ne sois d’un autre avis, savant Trébatius ? (74-79)

- A vrai dire, je ne trouve pas la brèche. Mais tout de même je te préviens, fais bien attention que personne ne puisse lancer contre toi une mauvaise affaire par méconnaissance des lois établies, car "si quelqu’un compose contre un autre un méchant poème, on ira en justice et on en jugera". (79-83)

- D’accord, s’ils sont méchants. Mais si, au jugement de César et avec ses compliments, on en a composé de bons ? Si on ne montre les dents qu’à ceux qui méritent la honte, sans rien avoir soi-même à se reprocher ? (83-85)

- Un grand éclat de rire traversera le tribunal et tu sortiras libre. (86)


[1Il s’agit bien entendu d’Octave.

[2Etant donné le rôle des tribus dans certaines procédures de vote (voir comices tributes), la mention tributim traduite ici par "sans ménager aucune tribu" pourrait quasiment se transposer en "sans ménager aucun parti".

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