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Virgile, Enéide III v. 13-48 | Prodige sanglant

mardi 24 septembre 2013, par Danielle Carlès

Au loin la terre de Mars est habitée, avec d’immenses plaines,

les Thraces y labourent, l’âpre Lycurgue en fut roi autrefois,

[15] hôte très ancien de Troie et Pénates alliés,

du temps de notre fortune. C’est là que je me dirige et dans une courbe du rivage

j’établis mes premiers remparts, entamant mon malheureux destin,

et je forme le nom d’« Énéades » d’après mon nom.

Je présentais des offrandes à ma mère dionéenne et aux dieux

[20] protecteurs des commencements, pour le Très-haut, roi

de la maison céleste, j’immolais sur le rivage un taureau magnifique,

et il y avait justement à côté un tertre portant au sommet

des pousses de cornouiller ainsi qu’un myrte hérissé de rameaux.

Je me suis approché, et tandis que j’arrache à la terre du bois vert,

[25] de toutes mes forces, pour couvrir les autels de feuillage,

je vois se produire un horrible et incroyable prodige :

le premier arbuste coupé de ses racines en l’arrachant du sol

laisse couler des gouttes d’un sang noir

et il souille la terre de pus. Une horreur glacée

[30] secoue mes membres, mon sang gèle et se fige d’épouvante.

Je recommence, j’arrache une deuxième baguette nerveuse,

essayant de comprendre ce qui se cache au fond de ça,

et une deuxième fois sourd de l’écorce le même sang noirâtre.

En proie à mille pensées, j’implorais les nymphes sauvages

[35] et Gradivus père qui préside aux champs labourés par les Gètes,

qu’ils donnent à cette vision un sens favorable, qu’ils allègent le poids du présage.

Mais quand je m’attaque à une troisième pousse avec encore plus d’effort

et que je lutte à genoux contre le sable qui me résiste

— vais-je parler ou me taire ? — un cri pitoyable se fait entendre dans la profondeur

[40] du tertre et des mots sont prononcés, montant à mes oreilles :

« Pourquoi déchires-tu, Énée, le malheureux que je suis ? Grâce pour qui est ici enterré,

grâce pour tes pieuses mains, ne les profane pas ! Troie m’a vu grandir, je ne suis pas

étranger à toi, et le saignement ne vient pas de la souche.

Hélas, fuis cette terre sanglante, fuis ce rivage dévorant,

[45] car je suis Polydore ! Transpercé ici, les traits m’ont recouvert

d’un buisson de fer et il en a poussé des javelots acérés. »

Là, oui, sous le coup du doute et de l’épouvante,

je me figeai, mes cheveux se dressèrent et ma voix se bloqua dans ma gorge.


Lecture avec le texte latin

Au loin la terre de Mars est habitée, avec d’immenses plaines,

Terra procul uastis colitur Mauortia campis,

les Thraces y labourent, l’âpre Lycurgue en fut roi autrefois,

Thraces arant, acri quondam regnata Lycurgo,

[15] hôte très ancien de Troie et Pénates alliés,

15 hospitium antiquum Troiae sociique Penates,

du temps de notre fortune. C’est là que je me dirige et dans une courbe du rivage

dum Fortuna fuit. Feror huc, et litore curuo

j’établis mes premiers remparts, entamant mon malheureux destin,

moenia prima loco, fatis ingressus iniquis,

et je forme le nom « d’Énéades » d’après mon nom.

Aeneadasque meo nomen de nomine fingo.

Je présentais des offrandes à ma mère Dionéenne et aux dieux

Sacra Dionaeae matri diuisque ferebam

[20] protecteurs des commencements, pour le Très-haut, roi

20 auspicibus coeptorum operum, superoque nitentem

de la maison céleste, j’immolais sur le rivage un taureau magnifique,

caelicolum regi mactabam in litore taurum.

et il y avait justement à côté un tertre portant au sommet

Forte fuit iuxta tumulus, quo cornea summo

des pousses de cornouiller ainsi qu’un myrte hérissé de rameaux.

uirgulta et densis hastilibus horrida myrtus.

Je me suis approché et tandis que j’arrache à la terre du bois vert,

Accessi, uiridemque ab humo conuellere siluam

[25] de toutes mes forces, pour couvrir les autels de feuillage,

25 conatus, ramis tegerem ut frondentibus aras,

je vois se produire un horrible et incroyable prodige :

horrendum et dictu uideo mirabile monstrum.

le premier arbuste coupé de ses racines en l’arrachant du sol

Nam, quae prima solo ruptis radicibus arbos

laisse couler des gouttes d’un sang noir

uellitur, huic atro liquuntur sanguine guttae,

et il souille la terre de pus. Une horreur glacée

et terram tabo maculant. Mihi frigidus horror

[30] secoue mes membres, mon sang gèle et se fige d’épouvante.

30 membra quatit, gelidusque coit formidine sanguis.

Je recommence, j’arrache une deuxième baguette nerveuse,

Rursus et alterius lentum conuellere uimen

essayant de comprendre ce qui se cache au fond de ça,

insequor, et causas penitus temptare latentis :

et une deuxième fois sourd de l’écorce le même sang noirâtre.

ater et alterius sequitur de cortice sanguis.

En proie à mille pensées, j’implorais les nymphes sauvages

Multa mouens animo nymphas uenerabar agrestis

[35] et Gradivus père qui préside aux champs labourés par les Gètes,

35 Gradiuumque patrem, Geticis qui praesidet aruis,

qu’ils donnent à cette vision un sens favorable, qu’ils allègent le poids du présage.

rite secundarent uisus omenque leuarent.

Mais quand je m’attaque à une troisième pousse avec encore plus d’effort

Tertia sed postquam maiore hastilia nisu

et que je lutte à genoux contre le sable qui me résiste

adgredior, genibusque aduersae obluctor harenae---

— vais-je parler ou me taire ? — un cri pitoyable se fait entendre dans la profondeur

eloquar, an sileam ?---gemitus lacrimabilis imo

[40] du tertre et des mots sont prononcés, montant à mes oreilles :

40 auditur tumulo, et uox reddita fertur ad auris :

« Pourquoi déchires-tu, Énée, le malheureux que je suis ? Grâce pour qui est ici enterré,

’Quid miserum, Aenea, laceras ? Iam parce sepulto ;

grâce pour tes pieuses mains, ne les profane pas ! Troie m’a vu grandir, je ne suis pas

parce pias scelerare manus. Non me tibi Troia

étranger à toi, et le saignement ne vient pas de la souche.

externum tulit, aut cruor hic de stirpite manat.

Hélas, fuis cette terre sanglante, fuis ce rivage dévorant,

Heu, fuge crudelis terras, fuge litus auarum :

[45] car je suis Polydore ! Transpercé ici, les traits m’ont recouvert

45 nam Polydorus ego ; hic confixum ferrea texit

d’un buisson de fer et il en a poussé des javelots acérés. »

telorum seges et iaculis increuit acutis.’

Là, oui, sous le coup du doute et de l’épouvante,

Tum uero ancipiti mentem formidine pressus

je me figeai, mes cheveux se dressèrent et ma voix se bloqua dans ma gorge.

obstipui, steteruntque comae et uox faucibus haesit.

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